Manchester by the Sea traite certes du deuil : mais à bien des égards, c’est un film de fantômes. Des épouses laissées longtemps dans l’obscurité, sans qu’on sache ce qu’elles sont devenues alors que les flashbacks leur donnaient une place prépondérante ; un homme brisé, l’œil hagard, se laissant aller au vin mauvais et aboyant à la cantonade, rivé dans un réduit en sous-sol ne laissant paraître du monde que la trace furtive des pas des vivants par la lucarne donnant sur la rue ; un jeune adolescent occultant son deuil dans les vaines préoccupations de son âge : le cortège pourrait virer au catalogue, il sonne pourtant parfaitement juste. Grâce au jeu parfait de l’ensemble des comédiens, il va sans dire, mais aussi un soin particulier apporté à l’écriture de leurs interactions. Silence, gênes, malentendus, répliques qui se superposent construisent la mélodie fêlée d’êtres blessés qui tentent avec plus ou moins de conviction d’échanger avec les autres, et surtout un passé qui ne passe pas.
Dans cette cohorte de cœurs brisés, la reconquête n’est pas de mise pour tout le monde. Alors que la résilience semble être le lot de la plupart des protagonistes, et notamment des femmes qui reviennent à la lumière pour montrer avec plus d’éclat le chemin parcouru, le personnage principal (Casey Affleck, donc, impressionnant) est le seul à n’avoir par réappris à vivre. Exilé, au service des ordures et de la plomberie déficiente, il a tenté de gommer en lui ce qui est pourtant condamné à ressurgir. « I’m just a back up », dit-il de lui, avant de préciser, plus tard : « There’s nothing there. »
C’est sans compter sur l’omniprésence du passé, et le très bel agencement par lequel celui-ci va rentrer en écho avec le présent : au deuil du frère répond un autre, bien plus violent, révélé par touches successives, contaminant par saccades des instants silencieux du présent. La finesse de l’écriture contribue grandement à la capacité à émouvoir. Un exemple parmi d’autres, la très belle façon de dévoiler les enfants de Lee dans un des souvenirs : le parcours dans les pièces de la maison permet, dans sa gestion de l’espace, de ne révéler leur existence que successivement, comme autant de naissances instantanées.
C’est dans cette force que réside l’intelligence du film, et son habileté à déjouer les multiples pièges du pathos. Parce que le drame se manifeste par touches, avec la pudeur de celui qui l’a vécu trop violemment, l’empathie est rendue possible. Dans la sévérité des éléments, notamment : une terre gelée, une mer froide, une glace irradiée par un incendie tragique ; par le silence ou la musique superposée aux paroles dérisoires, dans deux scènes bouleversantes, la première sur l’Adagio d’Albinoni, étirée en longueur sur les deux époques, et la seconde, splendide, des retrouvailles avec l’ex-femme lors de l’enterrement.
La maladresse des personnages fait aussi la force de leur incarnation : celle du protagoniste n’est plus à démontrer, son immaturité sentimentale semblant s’indexer sur son jeune neveu. Mais c’est aussi celle des femmes, rongées par le remord et laissant, en dépit d’une façade entièrement restaurée, exploser un trop plein d’émotions sur les traumas qu’on avait voulu murer.
Il ne s’agit pas pour autant d’enfermer les figures dans une tragédie destructrice : le cynisme de l’un ou la naïveté de l’autre ne sont que des étapes ; mais la rédemption elle-même échappe aux attendus du genre, car elle passe avant tout par une émancipation. Par les refus qu’il oppose, Lee ne se contente pas de stagner dans son immaturité : il fait sien un deuil qui lui avait été imposé par un testament trop directif. Les ébauches de lumière qui surgissent à la fin prennent le relai d’une parole toujours maladroite : c’est une balle, ludique et innocente, qui prend en charge le nouvel échange en train de naitre.
Il est donc toujours possible d’émouvoir, et de traiter des thèmes sempiternels du deuil, de la paternité ou du couple : Manchester by the sea montre avec brio que la durée des silences, la pudeur face à l’indicible et la dignité des individus en sont les composantes essentielles.