Dans la séquence d’ouverture, un flic se penche pour observer, sous une chape de béton, dans une ornière au beau milieu d’un champ, le corps inerte d’une femme. Il s’éclaire à l’aide d’un miroir de poche. Face à lui, un enfant, accroupi sur la dalle, le contemple et l’imite, répétant tout ce qu’il dit. Violent, pictural, grotesque, inapproprié : l’essence même de Memories of murder vient de s’imposer au spectateur, mais il lui faudra plus de deux heures et 17 ans de récit pour parvenir à en prendre la pleine mesure.
Adapté d’un fait divers réel qui vit sévir un serial killer à la fin des années 80 en Corée, le film est avant tout une reconstitution minutieuse en forme d’histoire de l’investigation. Deux flics ruraux, dénués de toute méthode, laissent saccager les scènes du crime et se contentent de cuisiner violemment les suspects potentiels. Les analyses ADN supposent qu’on envoie les échantillons jusqu’aux Etats Unis, et le profilage n’est pas encore d’actualité. D’où cet amateurisme généralisé, accentué par les tensions avec la Corée du Nord, entre émeute et alertes imposant un blackout régulier.
L’arrivée d’un policier urbain, Seo, remet en cause les violences policières et impose une approche plus cérébrale. L’enquête paysanne cède le pas à un regard plus méthodique et renouvelle le regard sur une série de meurtres qui par là-même gagnent en épaisseur et en gravité.
Memories of murder relate avant tout une série d’échecs, et multiplie les ruptures de ton, non seulement pour nous mettre face à un laborieux quotidien qui patauge, mais aussi à l’impossibilité de circonscrire la puissance indicible du mal. Sur une structure croisée, la violence change de camp : Park et son acolyte l’emploient au quotidien, tandis que Seo la réprouve, jusqu’à l’inversion des rôles lorsque l’obsession et l’impuissance dérèglent tous les comportements. A chaque étape, la violence, le mensonge ou le meurtre sont envisagés comme des solutions. A chaque fois, on comprend que ce serait la victoire finale du mal par le mal.
Pour composer la partition de cette tragédie Bong Joon-ho mise sur deux éléments principaux : les décors et la lumière. Des premiers, on relève une grande variété d’espaces, des champs à la forêt, d’une carrière aux voies ferrées, toutes contaminées par un mal rampant et insaisissable. De la deuxième, des intérieurs laiteux de salles d’interrogatoires, et une exploration acharnée de la nuit, terrain propice aux contes noirs du tueur. Ces deux éléments convergent vers un tunnel sous la pluie, filmé de deux points de vue : depuis l’intérieur, vers le déchaînement de violence des justiciers impuissants, ou vers l’intérieur, une obscurité dans laquelle s’enlise tout espoir de résoudre l’affaire.
C’est dans ces cahots, ces élans de révolte ponctués d’abattement (« pas de témoin, pas de preuve ») que se loge le propos réel du film : des pantins s’agitant face au néant, et un cinéaste construisant avec minutie un paysage aussi vide que mutique, pour dessiner les contours d’un effroi nouveau.
Pour qui voudrait présenter la quintessence du cinéma coréen, Memories of murder s’impose sans conteste. Polar complexe, film historique, comédie de mœurs et réflexion sur le mal, le film reste 13 ans après sa sortie un modèle à l’aune duquel on juge bien de ses suiveurs.
Genèse du film, anecdotes de tournages et analyses :
https://youtu.be/bfLPUPf6c0U