Anciennement nommé Le boulevard de La Défense et Pigalle la blanche, Neige est le premier long-métrage de Juliet Berto, secondée par son compagnon Jean-Henri Roger. La comédienne fait sa première apparition sous la direction de Jean-Luc Godard en 1967. Jean-Henri Roger est également remarqué par le cinéaste un an plus tard et travaille avec lui au sein d’un même collectif. Muse de Jacques Rivette, Juliet Berto enclenche le pas de scénariste et de réalisatrice enrichie de ses collaborations à l’époque de la Nouvelle-Vague.


Tourné à 800m de chez eux, en extérieur et en plein hiver, le quartier de Neige à l’écran est leur quartier dans la vie. Le duo le connaît sans détour et rassemble une équipe technique et artistique par amitié et d’une vision commune, prônant l’authenticité de leurs rapports, sans langue de bois. Casting sauvage, hasard ou sollicitation personnelle, Juliet Berto est déterminée à porter cette oeuvre de son regard sincère et bienveillant sur les oubliés à l’arrière-plan, des petites gens au fond du cadre : “Ces personnages avaient complètement disparu du cinéma français. Ces personnages qui sont pas des héros” déclare son compère Jean-Henri Roger dans un entretien en 2012, à Paris.


La révélation c’est elle, à la fois derrière et devant la caméra. Sous ses airs d’Isabelle Adjani dans Subway (1985), la brune cheveux courts Juliet Berto moins sophistiquée, incarne la barmaid du coin Anita, point de repère au centre de tous les personnages. En manque de financement, le bistrot “La Vielleuse” est resté ouvert aux clients et Juliet Berto baigne au milieu du personnel rattaché à l’établissement. Zéro budget, aucune figuration. Ton juste et calibré, l’équipe fait partie du décor et la vie du tournage se mêle à la vie sans filtre des habitants. Presque tourné entièrement de nuit, Neige plonge dans le quotidien d’Anita et celui de ses amis, aussi impuissants qu’elle de leur sort mais néanmoins solidaires, lorsque ceux-ci sont cadrés ensemble dans le même plan. Ils remplissent l’espace avec toujours assez de place dans la composition du plan pour chacun d’eux (amour fraternel). Autre répétition significative, le jeu de miroirs (reflets, surcadrage).


Trois ans après sa première réalisation (Le Passe-montagne), Jean-François Stévenin est embarqué sous la houlette de Juliet et forme le trio central du film avec le personnage d’Anita et Jocko le pasteur (Robert Liensol), catalyseur entre les deux. Sous les traits de Willy, Stévenin est un ancien professionnel de “full contact”. Faussement violent et peu enclin à reprendre sa carrière, il est maladroit face à la femme qu’il aime qui force son indépendance à chaque provocation enfantine, mais révélatrice de leur complicité. Humble et généreux de nature, Stévenin ne devrait pas s’oublier car la caméra, elle, l’enregistre. Partenaire idéal ou agité, diplomate, seconds rôles à rallonge, Stévenin le père reste dans l’ombre. Le cinéma français vous aime et sans qu’il le sache, vous attend à nouveau pour un dernier tour de piste.


Le jeune Bobby (Ras Paul I Nephtali), surnommé par la presse le “dealer sautillon”, se faufile tous les soirs entre les passants, sous les néons de la fête foraine, à la recherche de nouveaux consommateurs ou d’habitués qui comptent sur le dealer du quartier pour les fournir en “neige” : “[...] les veines que Bobby remplit d’un liquide blanc. Blanc et vide.” (Anita). Repéré par hasard dans une boutique, le personnage de Bobby est réécrit pour le comédien. Ras Paul I Nephtali l’invente, le fait vivre, comme Patrick Chesnais rend vivant un plan anodin tourné à 7h du matin, sortant un chewing-gum de sa poche et le met à la bouche, avant de rentrer dans un établissement avec son collègue inspecteur (Jean-François Balmer) et la balance chauffeur de taxi (Paul Le Person) qui scellera le destin du petit. Sur ses traces, les deux flics coincent Bobby et l’abattent de leur arme de service. Le jeune protégé d’Anita des années durant, disparaît subitement après une course effrénée de nuit au milieu de la population massive, des commerces, du bruit de la circulation, mais sous l’indifférence des inspecteurs. Un boulot comme un autre. Dans un tête à tête déchirant, Willy apprend la nouvelle à Anita. Le champ contrechamp est l’un des rares gros plans voire le seul du film. Il sépare les deux êtres et opère un basculement fatidique. Jean-François Stévenin est bouleversant de retenu face à Juliet Berto qui le chasse.


Le coup fatal porté à Bobby, Anita fait la rencontre de Betty, travelo en manque, l’une des conséquences de la mort du dealer. Comédien issu de la troupe “Les Mirabelles”, Didier Gaborit de son nom de scène Nini Crépon, est le coup de coeur des deux cinéastes. Filmé de jour sur le trottoir d’en face, Betty titube et se fait aborder par de vrais flics. La véracité de son improvisation nous éclabousse de son talent et de sa présence inoubliable. Le réel qui rencontre la fiction, nourrit le plan une fois de plus. L'apport de la caméra épaule renforce cette impression.


Une addiction en appelle une autre. Les plus dépendants en détresse, Anita se promulgue remplaçante de Bobby et sauve ce qu’elle peut sauver d’eux pour les faire exister un jour de plus. Fatigués, nerveux, amoureux, fauchés, les protagonistes se perdent et se détruisent. La maladresse de Willy corrompt son aide et expose malgré lui un peu plus, Anita, comme la cible nouvelle des inspecteurs.


Retour en arrière, l’ouverture en plan-séquence dans le bistrot donne à voir le point de vue vide d’Anita, annonciateur de sa chute : “[...] mon regard fixé sur ce monde que j’ai élevé et qui continue à me filer entre les doigts.” Carton du titre bleu néon sur fond noir, orchestre surélevé sur scène, toile brillante bleutée, tables et chaises, bar sombre...Un musicien muni de son instrument, monte les escaliers (Bernard Lavilliers) et la caméra passe l’étroite porte en travelling arrière et continue son chemin (travelling latéral gauche) vers l’auteur de ses confessions au spectateur (voix off), au milieu de son service derrière le comptoir. Lieu de rendez-vous quotidien, il sera le théâtre en bas de l’escalier, de la capture houleuse d’Anita et de la perte tragique de Willy volant à son secours, abattu froidement d’une balle dans la tête par le premier inspecteur (Patrick Chesnais), comme Bobby. Diablement marquant. Les éclaboussures de sang recouvrent le mur blanc, aussi voyantes que sa veste rouge. Symbole douloureux et fort depuis James Dean dans La Fureur de vivre (1955) et son blouson rouge. Le rebelle sensible en nous se révolte.


Polysémique, Neige se rapporte aux substances illicites, la boule à neige (moment onirique suspendu), la saison hivernale et la neige elle-même, à peine perceptible qui commence à tomber lors du dernier plan : bras dessus, bras dessous, Anita et Jocko marchent en avant et quittent le cadre dans la nuit noire. Seules les lumières artificielles éclairent les traces de leur passage et s’invite en fermeture, la composition originale “Pigalle la blanche” de Bernard Lavilliers.


Film de potes ou grande révélation sous l’accélérateur à Cannes (Prix du jeune cinéma), nomination César du meilleur premier film, Neige trouve des similitudes à Poussière d’ange (1987). Simon (Bernard Giraudeau) tente de sauver une jeune femme qui s’enfonce un peu plus dans sa vengeance personnelle et ses dangers, tandis qu’Anita échoue avec Bobby. Codes empruntés au film noir, le cinéma français des années 80 (drame, policier) regorge d’une certaine ironie distillée dans l’époque sombre et froide. Bertrand Blier (Buffet froid) et Alain Corneau (Série noire), annoncent la couleur en 1979. Plus chaleureux, Neige en hiver réchauffe le coeur. La bougeotte d’Anita, le regard tendre de Willy et l’ange protecteur Jocko apportent leur bonté d’âme au monde en difficulté. L’apparition de Raymond Bussières (Menendez) un an avant sa mort, émeut davantage et forge dans la mémoire les courtes scènes avec Juliet Berto, quand celle-ci vient s’asseoir sur ses genoux ayant besoin de réconfort sur ses “fautes”.


Oeuvre cinématographique mineure de la décennie et oubliée aujourd’hui, Neige est voilé mais bien présent. En 2012, Epicentre Films nous l’offre en DVD dans une version remasterisée. Réaliste, ces personnages existent : “Une envie de tourner les gens qu’il y a autour de nous.” (Jean-Henri Roger). Quelque peu regrettable, la courte durée expédie hâtivement les séquences suivantes après la mort de Bobby. Ses maladresses font de Neige une oeuvre à défendre et à protéger. Saluons d’en bas Juliet Berto, décédée d’un cancer du sein en 1990 et Jean-Henri Roger qui nous quitta la veille de l’an 2013.


Laissez la curiosité vous guider et entrez dans le monde du spectacle et ses travers à Pigalle, de préférence à la froide saison...Neige sera votre feu de cheminée.

Pauline-Sapis
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le 18 juin 2020

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Pauline S.

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