Des humains dans le Paris des années 80, si loin, si proche…

Il est beau de voir un film renaître, non pas de ses cendres, mais du moins de l’oubli poli dans lequel les longs rayonnages des archives risquaient de le tenir enterré vivant. Surtout lorsque la restauration, par Renato Berta et Jane Roger - qui fonde JHR Films par fidélité à la mémoire de son père, Jean-Henri Roger - permet un transfert de support et la numérisation d’une pellicule.


Cette démarche de sauvetage réussi est d’autant plus émouvante qu’elle inverse, et donc sauve doublement, par ricochet, pourrait-on dire, ce que « Neige » (1981) donne à voir : tout un petit peuple au bord du gouffre. Le couple formé par les réalisateurs, Juliet Berto (née Annie Jamet, 16 janvier 1947 - 10 janvier 1990) et Jean-Henri Roger (24 janvier 1949 - 31 décembre 2012), a en effet pris plaisir à tourner « en bas de chez [lui] », comme il aimait à le revendiquer, c’est-à-dire principalement entre Barbès et Pigalle. Autour d’une intrigue assez minimaliste, il entremêle fiction et documentaire, recueillant au naturel le peuple hétéroclite de ce quartier nord ; petit peuple humble, occupant plus ou moins les marges : prostituées, travestis, clients en errance, affolés par les clignotements de Pigalle et les silhouettes invitantes qui s’y produisent, drogués, dealers, ouvriers, petits commerçants… Tout un peuple vivant soit dans la dépendance, l’intrication les uns avec les autres, soit dans une sorte de juxtaposition un peu saugrenue.


Devant cette société du début des années 1980, société populaire, composite, mais parvenant dans les faits, sans slogan, à véritablement « vivre ensemble », car authentiquement libre et bienveillante, le spectateur du début des années 2020 se trouve pris de nostalgie, mesurant l’écart et se surprenant à avoir un sentiment de paradis perdu face à cette forme d'innocence. Que s’est-il donc passé ? Pourquoi cette société bigarrée, recueillie dans son fourmillement coloré par la très belle caméra de William Lubtchansky, nous apparaît-elle soudain comme aussi éloignée que celle des films des années 1950, pourtant chronologiquement bien antérieurs ? Antérieurs au point de porter un monde totalement autre. Tandis qu’il semble, devant ce « Neige » retrouvé, que l’on ait frôlé là, dans ces années, la réussite d’une société vivant en paix avec elle-même…


On retiendra peu l’intrigue, cette serveuse de bar au grand cœur, incarnée par Juliet Berto elle-même et tentant successivement de sauver de leurs propres démons un jeune dealer, Bobby (Ras Paul I Nephtali), puis un jeune travesti toxicomane, Betty (Nini Crepon). Mais on aura pris plaisir à retrouver nombre de visages, parfois disparus depuis, d’autres fois seulement changés : Jean-François Stévenin, Robert Liensol, Paul Le Person, Patrick Chesnais, Jean-François Balmer, Nedjar, Raymond Bussières, Eddie Constantine, Bernard Lavilliers… Et plus que le suspense entourant la recherche de cette poudre blanche, à la fois maudite et désirée, il restera cette « neige » nostalgique, poudrant de sa blancheur un monde suranné, au son de la voix chaleureuse et confiante de Lavilliers…

AnneSchneider
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le 19 nov. 2021

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Anne Schneider

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