Saint sectaire
Difficile de critiquer Les éblouis, le premier film sincère et largement autobiographique de Sarah Suco. Difficile aussi de ne pas adhérer à cette dénonciation d'un embrigadement tragique d'une...
le 17 nov. 2019
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Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore éteintes, se balançant d’une jambe sur l’autre et apostrophant les spectateurs qui s’éclipsent dans l’obscurité : « Non, ne partez pas, les amis, restez, que l’on puisse parler ensemble ! Car, oui, c’est moi, la réalisatrice du film ! Vous ne me voyez pas bien parce que c’est sombre, mais c’est moi, c’est bien moi !... ». Encore sous le choc et déjà sous le charme, tous ceux qui sont restés observent l’actrice pointer son nez derrière la réalisatrice, trop heureuse de retrouver un public après être restée cachée derrière la caméra pendant les 99 minutes du film. Sous le feu des questions et l’ardeur des compliments, elle continuera à bondir comme une chevrette, insaisissable, imprévisible, déroutante ; et rayonnante. Questionnée, elle lance : « Vous croyez vraiment qu’on peut avoir vécu cela et en sortie indemne ? ».
Le caractère autobiographique de l’œuvre, qui se clôt sur la dédicace : « À mes frères et sœurs », est en effet clairement affiché. Comme son héroïne, Camille Lourmel (Céleste Brunnquell, déjà impressionnante), l’actrice-réalisatrice a vécu dix ans dans une communauté religieuse sectaire, où ses parents l’avaient entraînée avec ses cinq frères et sœurs. Dans la discussion qui suit cette avant-première, elle précise : « Dans l’écriture du scénario, qui s’est faite avec Nicolas Silhol, tous les éléments de la réalité qui ont été modifiés se sont trouvés édulcorés. Si j’avais dû les livrer tels qu’ils se sont déroulés, mon scénario aurait viré au film d’horreur ou aurait eu des airs de réquisitoire ; or je ne voulais ni l’un ni l’autre ».
Savamment organisés en un subtil glissement vers l’effroi, les faits s’enchaînent ainsi, sur un rythme heurté qui dit les contrastes de l’engrenage, de la liesse initiale de l’engagement à la révolte devant les châtiments et à l’inquiétude pour les protagonistes, en passant par la stupeur devant certaines pratiques mises en place, tel le bêlement des « ouailles » accueillant leur bon berger (Jean-Pierre Darroussin, qui livre ici une composition inhabituelle, auréolé de frisotis neigeux...). Des changements de tons abrupts rythment cette spirale infernale, qui laisse de moins en moins de place au rire et se voit peu à peu gagnée par l’angoisse. De même, les excentricités des parents (Camille Cottin et Éric Caravaca, parfaits), qui au début pouvaient prêter à sourire, se muent progressivement en aveuglement et complicité terrifiants. La lumière, par moments filtrée à l’extrême, dit l’enfermement et l’obscurcissement des esprits... Seul un beau personnage d’ami, extérieur à toute cette folie et incarné avec sensibilité par Spencer Bogaert, apporte un embryon d’ouverture, une discrète source d’espoir. Le personnage de Camille, par sa lucidité obstinée et agissante, constitue également une belle source d’espoir... ou de crainte pour elle-même ! Il faut revenir ici sur l’incroyable prestation de Céleste Brunnquell, dont le visage est capable d’arborer une expression infiniment enfantine, paisible, presque émerveillée, lorsqu’elle est livrée à elle-même, ou de se tordre convulsivement et d’afficher des rictus presque diaboliques, lorsqu’elle se retrouve au contact de la religion, dans ses aspects les plus contraignants ou inquisiteurs.
À l’opposé de « La Prière » (2018), de Cédric Kahn, et de
« L’Apparition » (2018), de Xavier Giannoli, qui portaient un regard passablement complaisant sur certaines bonnes œuvres de la religion catholique, «Les Éblouis » (dont le titre apparaît plutôt comme un doux euphémisme après vision du film) rejoint finalement la révolte et la dénonciation qui éclataient dans le magnifique « Chemin de croix » (2014), de Dietrich Brüggemann. La réalisatrice décrit elle-même son film comme « une œuvre de combat »...
« Folle », donc, Sarah Suco ? Si l’on veut. Mais elle atteste, par sa personnalité décalée, les violences subies. Et, plus que tout, elle se signale comme diablement douée !
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Créée
le 14 nov. 2019
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