Une tomate pourrie et kawai
Un des slogans soixante-huitard proclamait « Nous refusons un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de périr d'ennui ». Imaginons le désastre si les...
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le 29 mai 2016
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Un des slogans soixante-huitard proclamait « Nous refusons un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de périr d'ennui ». Imaginons le désastre si les apôtres de l'originalité et du yolo permanents s'embourgeoisent : une société à la fois criarde et aseptisée (pour équilibrer les cris et meubler), régie par une éthique lâche qui a chassé le sens des responsabilités et criminalisé le goût de l'ordre – mais a ses autorités et ses flics, réalisme et avancement obligent. Restent les jouissances primaires, la liberté de surface bonne pour les grands enfants, puis éventuellement les souvenirs de la transgression ; mais il faut se méfier de ceux-là, la nostalgie est un poison, elle porte le germe de la réaction, du conservatisme et du rejet du monde tel qu'il va.
Il faut au contraire se féliciter pour les progrès accomplis, critiquer les manques de 'vision' et les crispations éventuellement (mais ceux-là sont chez les autres qui refusent l'Autre, ce n'est donc pas nôtre sujet!) ; et, en bons prospecteurs des révoltes d'aujourd'hui et de demain, accompagner (ou au moins saluer) les élans de la jeunesse en guerre contre papa, grand-mère ou les gardiens de l'ordre et du statut quo. Cela permet aussi d'éviter de s'assumer comme les soutiens d'un système normatif, même lorsqu'il collabore avec les pouvoirs réels ou tient des fonctions-clés dans la société ; autrement dit, cela permet d'avoir sa place dans l'establishment sans se sentir impliqué, légiférer et répandre son modèle tout en continuant à rêvasser à titre personnel, se fantasmant éclaireur et dissident à titre collectif, se plaçant dans le courage et l'avant-garde à titre intellectuel.
Le film Nés en 68 le reflète passivement, avec une préférence pour l'égocentrisme doucereux assez aimable et pratique en dernière instance (en plus d'éviter de plonger dans les combats odieux et destructeurs pour la 'différence'). C'est un trop beau cadeau pour tous les anti-68tards. C'est aussi un tendre cadeau, involontaire, désarmé car naïf et dévoué dans son regard ; abandonné aux sentiments, oublieux de ce qui les dépasse et de la variété de leurs buts, vulgarisant ce qui les nourrit et les identifie. Pendant quasiment trois heures, il suit les pérégrination d'une poignée d'activistes puis de leurs enfants, en étendant le récit de 1968 à l'ère Sarkozy (temps où sort le film). Des épisodes de la vie politique sont cités avec un parti-pris 'anti-droite' sans annotations : par exemple, la victoire de Chirac en 1995 est vécue comme une « réaction » intense, à la télé une femme à serre-tête fait part de sa joie. Bref, l'heure est à la mélancolie et cela vaut toutes les explications. Évidemment la razzia lepéniste en 2002 est citée, on s'offusque et on tremble, puis voilà. La célèbre saillie homo-sceptique de Boutin (lors des débats sur le PACS en 1998) est lue, on s'indigne devant ce 'délire', ça tient chaud.
La première heure montre les soixante-huitards d'élection au cœur des événements (dans les universités) puis livrés à la vie en communauté, dans la campagne ; le groupe se disloquera, Catherine (par Laetitia Casta) restera jusqu'au-bout de sa vie. Elle y fait deux enfants, structurés par les idéaux gauchistes et libertaires, qui rejoindront à Paris les autres héritiers de 68 (dont leur père), insérés et actifs socialement. Le fils Boris est un homo porteur du HIV, vagabond avec pied-à-terre partout grâce à ses amis et sa famille éclatée. Loin par sa conduite (pas tant en esprit), la fille ne veut « pas rater [m]a vie comme maman » et devient cadre à la carrière brillante. Les personnages sont quasiment 'nuls' en eux-mêmes car réduits à leur symboles – au maximum pour une fiction conventionnelle. Le destin télévisuel initial (pour un téléfilm en deux parties) justifie peut-être cette médiocrité : il faut instrumentaliser es perceptions grossières où tout le monde peut s'accorder et se retrouver. Pourquoi pas, mais à quoi bon la pédagogie si c'est pour une perspective nébuleuse et pour assécher son sujet.
Ce film fait donc que partager une sympathie ; le reconnaître justifierait donc d'être écervelé, viscéralement entre apathie heureuse et complaisance repue (les excès grotesques du père -bobeau vaniteux- sont appréciés et consolés, jamais analysés ou questionnés). D'ailleurs la sympathie est possible pour ces petites personnes un peu cartoonesques, grâce aux acteurs (Casta, Théo Frilet pour son fils gay) ; dans l'ensemble (pas au début), les comédiens ont le mérite de digérer le ridicule et le pachydermique généralisés. Manque encore la vérité émotionnelle, qui prend des accents comiques quand elle est censé percer avec virulence – la candeur et bonne foi manifestes peuvent désarmer à leur tour, jusqu'à bannir toute envie de rire. Parfois l'omission de la profondeur a du bon ; Nés en 68 est trop creux pour ébranler qui que ce soit et s'épargne grâce à cette inanité – tout comme on laisse passer une propagande niaiseuse de service public, ou l'acclame par principe si elle flatte notre volonté.
On peut bien vomir ou suspecter son idéologie, c'est la platitude et la bêtise induite du film qui donnent trop facilement raison aux adversaires ; Nés en 68 ne livre pas de constats édifiants ou réfléchis (même si à la fin de la première partie, il souligne la défaite des utopies 'primitivistes' et des préoccupations égalitaires et universalistes). Les clichés sont doctement entassés, les aspirations tire-larmes insatisfaites à cause d'une combinaison impitoyable : emphase absolue et zéro recul, penauderie narrative, caractères, motivations et péripéties aussi épaisses que leur résumé à l'écrit. L'image et la technique sont insipides, faibles sans toutefois sombrer dans l'amateurisme ; la mise en scène fantomatique et pauvre. La progression est lamentable et s'opère par paliers, les ellipses comme les temps d'arrêts sont disproportionnés.
C'est donc un spectacle triste, laid, idiot mais tout sauf féroce ; il reste à la surface et prend son temps pour ça, ne prononçant rien sur ce qu'il embrasse pourtant, s'en tenant au catalogue, peut-être à destination des ignares profonds en terme d'Histoire récente. Mais l'hémiplégie radicale coûte cher en terme de crédibilité et d'intelligence, même flanquée d'atours sobres et scolaires. La pirouette finale est un sommet de parti-pris lénifiant, 100% gentil et rabougri, ramenant la volonté politique ou même l'idéal à la petite émulsion (presque du bestial pleurnichard et insoumis) : entre-deux tours en 2007, Sarkozy en campagne attaque 68 notamment pour sa connivence avec le capitalisme 'sauvage'. Les deux hommes à bord ne trouvent qu'à éteindre la radio. La séance se ferme sur la vaine gueulante d'une poignée de jeunes sur un rond-point parisien, de nuit (c'est plus joli et ça sent plus la sincérité qu'aux heures de cours).
Le tandem Ducastel/Martineau perd beaucoup en s'appliquant à réprimer son penchant pour la fantaisie (Drôle de Félix avait déjà une saveur 'sociale' mais son champ était plus large, il restait accroché au road-movie et à l'énergie de son personnage principal), très poussé dans leur précédent opus (Crustacés et coquillages). À la rigueur Innocents the dreamers (Bertolucci) vaut mieux pour 68 et a le mérite d'être plus frontal niveau racolage fapfap ; pour les années sida (1980), mieux vaut se tourner vers Les témoins de Téchiné, qui a pour lui une sensibilité consistante. Enfin pour un point de vue pertinent sur les retombées de la vague de révoltes en Occident autour de 1968, la nature de ses supporters et la morale de ses privilégiés, préférez un classique : Absolutely Fabulous.
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le 29 mai 2016
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