C’est amusant la vie, les souvenirs, les pensées lointaines comme ça qui reviennent sans prévenir à nos mémoires, et ce qui est, finalement, plus amusant encore (pour peu que l’on perçoive l’ironie du truc), c’est que, pendant la projection interminable d’Oncle Boonmee, je me suis soudain souvenu non pas de mes éventuelles vies antérieures, mais d’un sketch fameux des Inconnus, Cinéma cinémas, où Henri Papier et Daniel Toscan Séplanté palabrent doctement sur le septième art. Il y a surtout deux parodies absolument "hilarifiantes" de films d’art et d’essai, Théréza et Le doutage, et c’est à elles que j’ai souvent pensé lors de ces deux heures à jamais perdues dans mon existence.
Pourtant le film commençait très bien, le premier quart d’heure est sublime (ce plan terrifiant sur un singe-fantôme aux yeux rouges incandescents me hantera pendant longtemps, il m’a rappelé celui du "monstre" derrière le diner dans Mulholland Drive), installe une atmosphère étrange et moite qui laisse présager d’une véritable odyssée cinématographique. Jusqu’à une longue et incroyable scène de repas nocturne, Oncle Boonmee s’emploie à littéralement hypnotiser le spectateur par la création saisissante d’ambiances sonores, psychiques et picturales.
Puis, progressivement, inexplicablement, la magie n’opère plus, l’onirisme subtil se perd au profit d’une langueur, d’une lenteur assommantes, ennuyeuses à un point qui ne devrait pas exister. Je ne peux même pas parler négativement du film en termes techniques ou narratifs (rien ne m’a spécialement déplu, à part peut-être le manque d’ampleur et de singularité dans la mise en scène, succession chagrine de plans fixes) car Oncle Boonmee est avant tout une œuvre sensitive dialoguant avec l’affect, les esprits, et qui soit parvient à fasciner sans relâche, soit n’émeut en aucune manière (j’aurais tendance à croire qu’il n’existe pas de demi-mesure ni d’autre "espace critique" pour ce genre de film qui se refuse à toutes formes de consensus et d’objectivité).
Ce n’est pas faute, pourtant, d’affectionner totalement les propositions de cinéma, extrêmes ou plus contemplatives ; je suis même très demandeur (et amateur) de cela, mais Oncle Boonmee m’a beaucoup plus évoqué la caricature d’un film "intello" et chiant (comme Théréza et Le doutage, donc) qu’un véritable poème sensoriel par-delà la mort, sur les fragments du passé et la nature primale, peuplé entièrement de buffle, de fantômes, de princesse, de poisson-chat et de jungle sanctuaire à la Tropical malady. Le fait est que l’expérience proposée par Apichatpong Weerasethakul, que j’attendais avec envie et pour laquelle j’étais prêt à m’abandonner, n’a pas eu sur moi d’emprise aussi magique, aussi impressionnante que celle ressentie, par exemple, avec Enter the void ou Valhalla rising (et eux-mêmes estimés, par beaucoup, comme j’estime Oncle Boonmee aujourd’hui).
Sans souscrire aux raccourcis bêtes et inutiles de ces soi-disant "professionnels de la profession", vitupérant sans grâce et sans raison contre cette palme d’or échappée de Thaïlande, j’admets qu’Oncle Boonmee m’a davantage (terriblement) agacé que subjugué. J’ai été sensible aux propos abordés, imaginés comme par incantations, par fugues surnaturelles, mais le traitement de Weerasethakul, malgré sa radicalité et son ouverture à des images mentales, m’a indifféré ; l’approche artistique est restée lettre morte, sourde à mes rêves de beauté et d’ensorcellements.