Le regard sur un continent mythologique par un étranger : voilà à quoi on pourrait résumer, entre autre, l’intense poésie de Paris, Texas.
Dans une très puissante séquence apparemment décrochée du reste du récit, un prophète de malheur s’adresse du haut d’un pont à l’autoroute en contrebas, cette fameuse freeway américaine. Inaudible et indélogeable, le prédicateur est une des figures de l’étranger qu’incarne le mystérieux Travis, dont la trajectoire mutique dans Death Valley ouvre le film : un spectre, une émanation en osmose avec l’espace, magnifiée par la guitare somptueusement mélancolique de Ry Cooder.
De route, il sera question tout au long de ce récit qui ne cesse d’établir des retours : retour à la maison pour le frère, retour aux sources pour Travis, retour à l’unité éclatée d’une famille ravagée par des démons internes, dissous par le feu.
Wim Wenders est une des figures du regard sur l’Amérique, européen fasciné et lucide par un Nouveau Monde aux potentiels romanesques infinis. C’était déjà le cas dans Alice dans les villes : la quête d’une famille à ressouder passe immanquablement par la domestication de l’espace. Les routes sont droites, au bord desquels s’égrènent dans des paysages infinis, les carcasses de vies rongées par la rouille. Tout, dans Paris, Texas, jusqu’au lieu singulier de son titre, fonctionne sur le contraste et la demi-mesure : l’Amérique, terre de contraste, se joue à la jonction des extrêmes : un homme qui voudrait marcher jusqu’à l’épuisement et contemple les avions aux jumelles. Des demi pare-brise, occultant un hors champ dans lequel l’essentiel se joue.
La question restera ouverte : qui, du territoire ou de son occupant, est l’intrus ? Est-ce cet étrange pays trop neuf et pourtant si exténué qui n’est pas à la hauteur, ou ceux qui le sillonnent avec mélancolie, s’y cachent et y fuient sans prendre conscience qu’ils tournent en rond ? Si Paris, Texas est un road movie, force est de constater qu’il ne propose pas un trajet, mais bien une réappropriation de l’espace : c’est l’histoire d’un homme qui tente de retourner sur son propre chemin et de remettre les siens sur les rails. Pour cela, il faudra abolir les distances : géographiques, d’un bout à l’autre du pays ou d’un étage à l’autre, lors de cette scène de retrouvailles avec le fils ; d’une route qu’il maintiendra entre eux au retour de l’école. D’une épouse réduite à une présence sur pellicule super 8, à un miroir sans tain qu’il faudra briser par les mots.
La famille américaine est à l’image du territoire qu’elle occupe : recomposée, héritée de traditions ancestrales qui semblent ne plus vraiment lui appartenir et se perdre dans les limbes d’une mémoire parcellaire. Avec mélancolie, sans lyrisme exacerbé, avec cette tristesse sourde de la lucidité, on tente tout de même de ressouder les fragments du cadre brisé. Dans le no man’s land de l’intimité, la chambre d’hôtel, un nouveau départ est possible.
Et le bon samaritain de reprendre la route.