Petit Paysan commence par une scène onirique, qui mélange habilement le cocasse et l’angoisse, et semble un écho à celle qui ouvrait le fantastique Exercice de l’Etat de Pierre Schoeller : une entrée insolite, par un angle d’attaque clivé, qui annonce avec force qu’on va chercher à éviter les travers coutumiers du cinéma français. Si le film de Schoeller transcendait le regard documentaire sur les arcanes du pouvoir, celui d’Hubert Charuel ne se cantonnera pas au regard socio-rural. De ce genre, on gardera tout de même certaines qualités : le jeu des comédiens, impeccable, (Swann Arlaud en tête) la précision et le temps pris pour évoquer le quotidien réglé au cordeau d’un milieu bien plus technique qu’il n’y parait, et, en sourdine, les préoccupations d’une profession en difficulté.
Mais l’écriture est asservie dès le départ à une ambition bien ciblée, celle de générer un thriller. Si Petit Paysan est une réussite, c’est probablement parce qu’il ne quitte jamais véritablement cette idée directrice, et parvient à recentrer tous ses filaments en un câble tendu à l’extrême.
Il en va ainsi de toutes les relations tissées par le personnage : Pierre est un solitaire, qui ne semble épanoui qu’au contact de ses bêtes (ainsi de sa relation paternelle au jeune veau qui nait). La majorité de son entourage est une contrainte à son quotidien, rythmé par une série de réveils à la cadence sans faille : une mère envahissante, une prétendante insistante, des amis limités, un voisin importun… Mais la finesse de l’écriture aura permis à chacun d’exister et d’avoir exprimé sa vérité (de beaux échanges, avec le vieil homme inquiet pour son bétail, ou la boulangère maladroite, permettant au passage de souligner aussi l’aspect asocial du protagoniste. Son rapport au web, et à la chaine Youtube d’un lointain collègue en dit long sur son ouverture au monde : un grain de sable dans l’engrenage, et toute la fragilité de sa place sera mise au jour. Le personnage de la sœur (Sara Giraudeau) concentre toute cette ambivalence : indispensable, complice, rigoureuse, elle est aussi celle qui exige qu’on sorte d’une spirale et qu’on devienne raisonnable, au risque de lui faire violence.
Sur l’aspect technique, chaque élément permet accroître la tension : le bruit régulier des trayeuses électriques, par exemple, fonctionne comme une bande originale imparable d’un étau qui se referme autour du paysan, tandis que les normes drastiques de traçabilité inscrivent ses tentatives de fraude dans un univers presque carcéral.
A mesure que le cadrage l’enferme, Pierre oppose au désespoir des actes à la violence croissante, auxquels le spectateur se voit presque contraint d’adhérer. Le thriller prend le pas avec une efficacité rare, dans une dynamique de non-retour qui ne cesse de rendre plus palpable l’inéluctable évidence.
De ce fait, la brusque neurasthénie qui fait office de dénouement peut sembler déconcertante, mais prend au contraire tout son sens : parce que la surenchère n’était pas souhaitable, et que le processus d’identification au personnage est d’autant plus efficace qu’on le sait acculé au renoncement. Le réveil ne sonne plus, le troupeau est abattu. L’injustice n’est pas tant celle du système que celle, beaucoup plus émouvante, d’un destin tragique.
Le thriller aura donc puisé toute sa force dans son contexte : car les gesticulations vaines d’un homme sont rendues d’autant plus fortes qu’elles se consacrent à la placidité puissante d’une bête. Mutique et massive, inaccessible et, malgré tout, terriblement dépendante de lui.
(7.5/10)