Torpille
Intro déjà, boom, prends ça pour commencer... Ensuite, une entame où quelques hommes commencent à dangereusement graviter autour d'un écran 60's censé hyper sophistiqué, les yeux carrément rivés...
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le 6 janv. 2011
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En pleine lecture de l’excellent Faire un film, écrit par Sidney Lumet, il paraissait de bon ton de s’atteler à la découverte d’un autre de ses films, ma connaissance de sa filmographie étant pour le moment limitée aux très bons Un après-midi de chien et Serpico, et au chef d’œuvre qu’est 12 hommes en colère. Point limite semblait être un bon candidat pour continuer à explorer cette filmographie riche en grands films. Et quelle bonne idée j’ai eue !
Le contexte : La Guerre Froide, une tension à son paroxysme
Point limite est le huitième film du réalisateur, qui avait su déjà montrer, dès son premier film, un véritable talent en la matière. Il va sans dire que les quelques années d’expérience écoulées depuis 12 hommes en colère n’ont pu qu’alimenter le bagage du cinéaste pour adapter au cinéma le roman d’Eugene Burdick et Harvey Wheeler, écrit en 1962. A cette époque, la Guerre Froide atteint un niveau de tension maximal. La crise des missiles de Cuba a placé les superpuissances américaine et soviétique dans une relation de défiance et de méfiance dangereuse et agrandissant plus que jamais les menaces de guerre nucléaire.
Les tensions latentes entre les deux blocs a donné du grain à moudre à divers cinéastes, qui se sont penchés sur le sujet de diverses manières. Il y a eu, par exemple, Le Troisième Homme (1949) de Carol Reed, Samuel Fuller et son Port de la Drogue (1953), un film noir sur fond d’espionnage, Terence Young qui adapte les aventures de James Bond en 1963 avec Bons Baisers de Russie, ou encore Stanley Kubrick et son Docteur Folamour (1964). Ces derniers abordent directement la Guerre Froide de manière directe, et d’autres qui en parlent sans la mentionner, comme Le Jour où la Terre s’arrêta de John Wise (1951), ainsi que nombre de films ultérieurs. Sidney Lumet se joint ici à la première catégorie, en racontant l’histoire d’une défaillance technique qui envoie un bombardier larguer des charges nucléaires sur Moscou.
L’harmonie d’un scénario et d’une mise en scène terriblement éloquents
Point limite est un film simple d’apparence, et je n’entends pas par simple un film simpliste, mais un film allant à l’essentiel. Dépourvu de bande originale, se déroulant dans un nombre de décors limité, le plus clair du temps en huis clos, le film parvient à s’affranchir de tout artifice dramatique qui pourrait dénaturer le rendu final. Sidney Lumet avait pour habitude de longuement travailler avec ses scénaristes pour élaborer un film cohérent, faisant la part belle à l’expression du langage cinématographique. C’est notamment le cas dans le cadre de l’adaptation d’une œuvre littéraire, qui nécessite d’être à même d’appréhender la force, le discours et le ton de l’œuvre originale et d’être capable de transposer ces éléments en les adaptant aux exigences du cinéma.
Point limite est un très bon exemple de la manière dont un scénario peut s’adresser directement à son spectateur, de manière inconsciente et intelligente. On a souvent tendance à confondre intrigue, histoire et scénario. Ici, l’histoire du film (la gestion d’une défaillance technique risquant de provoquer une catastrophe nucléaire) est intéressante, son intrigue (la manière dont les faits se succèdent et évolue) bien menée, et son scénario d’une éloquence rare. Pour rappel, un scénario contient toutes les notes d’intention, la construction du récit, les didascalies, les dialogues, ou encore les techniques utilisées pour alimenter l’intrigue par le biais du langage cinématographique. Ici, tout ce qui constitue le scénario de Walter Bernstein, autant les dits que les non-dits, parvient à exprimer un discours au rayonnement très large à propos de la guerre et du monde moderne.
Ce scénario, Sidney Lumet l’honore grâce à une mise en scène efficace et intelligente. Tout d’abord, le noir et blanc, que l’on peut considérer comme une contrainte liée aux progrès technologiques ainsi qu’à des aléas budgétaires, est ici un véritable atout pour obtenir un rendu « brut ». Le noir et blanc permet d’appuyer les contrastes et les jeux de lumière, très importants ici pour jouer sur les perspectives, soutenir la gravité d’une situation ou appuyer le propos d’un personnage. Ils parviennent ici à créer des rapports de force qui évoluent au fil de l’action.
Par ailleurs, Sidney Lumet fait également la part belle aux gros plans, procédé classique permettant d’appuyer les émotions jouées par un acteur, notamment ici Henry Fonda, dont le visage est, vers la fin du film, de plus en plus proche de la caméra voire en gros plan, pour appuyer l’urgence croissante de la situation. Cette urgence est d’ailleurs l’une des clés du film, puisqu’elle dicte son rythme et accroche le spectateur dans le but de lui faire redouter l’issue finale du film. C’est pour cela que Sidney Lumet n’hésite pas à alterner des moments de tension vive où plusieurs plans peuvent s’enchaîner très vite, puis à installer des moments de silence et de flottement qui font décanter la situation, comme une sorte de « calme avant la tempête ». Enfin, pour encore plus appuyer ce sentiment d’urgence, Sidney Lumet parvient à diriger ses acteurs pour l’incarner en eux, qu’ils soient à la fois instigateurs et victimes de cette urgence, et que, via leur jeu, elle soit communiquée et inculquée au spectateur.
La peur de la suprématie des machines
Je n’inventerai rien en disant que Point limite a pour problématique majeure l’emprise grandissante des machines et de la technologie sur l’Homme, voire le dépassement de ce dernier par les machines. Les guerres, hormis, malheureusement, provoquer la mort de millions d’humains, ont souvent été des périodes propices au développement d’inventions faisant aujourd’hui partie intégrante de la vie civile, comme le micro-ondes, le scotch ou encore les conserves. C’est d’ailleurs l’un des angles d’attaque du film, avec l’exposition de nouvelles technologies permettant de tracer les avions alliés et ennemis à travers le monde, de les analyser à distance, de lancer des alertes, etc. Autant chez les américains que chez les soviétiques, l’armée met son ingéniosité à l’épreuve pour palier au maximum aux aléas du cerveau humain et devenir infaillible.
Toujours dans la volonté d’associer scénario et mise en scène, on remarque que Sidney Lumet montre, par l’image et le son, l’aspect envahissant et intrusif des machines. Le grand « écran-radar » est souvent montré en contre-plongé, pour accentuer son gigantisme vis-à-vis des militaires, les machines provoquent des bruits stridents pour signaler une alerte, et, pour montrer la progression des bombardiers, de courtes séquences avec de forts bruits de réacteurs et de missiles entrecoupent de longues séquences moins bruyantes pour appuyer une certaine violence des machines et, aussi, appuyer le sentiment d’urgence général du film.
Au milieu des années 1960, à l’époque pendant laquelle a été réalisé le film, l’informatique suit une progression rapide. Bien qu’encore loin d’avoir le degré d’évolution de l’informatique d’aujourd’hui, on est surpris, avec nos yeux du XXIe siècle, de voir ce que l’on était déjà capable de faire à l’époque. Il y a, dans Point limite, une forte dimension anticipatrice, puisque le film, même s’il est esthétiquement et technologiquement daté, demeure intemporel, les bugs techniques demeurant inévitables, et la technologie étant ce qu’elle est.
Le film parvient, d’une manière fort remarquable, à montrer ce cercle vicieux où l’Homme crée des machines, et où des machines détruisent l’Homme. Un discours ici évoqué à travers le prisme de la Guerre Froide, mais qui se retrouvera dans d’autres films réputés tels que le 2001 : L’Odyssée de l’Espace (1968) de Stanley Kubrick, War Games (1983) de John Badham ou la saga Terminator, initiée par James Cameron en 1984.
La Guerre Froide, cette étrange « guerre »
Il est aussi intéressant de voir comment Point limite dépeint cette fameuse Guerre Froide, conflit idéologique avant tout, guerre d’esprits avant d’être une guerre de terrain. Ici, seul le camp américain est montré, les soviétiques n’apparaissent que par le son, via le téléphone. Cependant, la vision n’est pas totalement unilatérale et biaisée. En effet, autant que les humains sont dépassés par les machines dans les deux camps, ils sont aussi dépassés par les enjeux, qui ne relèvent plus simplement de l’avenir des Etats-Unis et de l’URSS, mais bien du monde entier, avec le danger d’un holocauste nucléaire.
Bien que très grave dans son ton, Point limite parvient aussi à montrer le grotesque de ce conflit, où les deux puissances sont dos à dos, mais peuvent discuter par téléphone pour négocier. Alors que les Président des Etats-Unis échange avec le dirigeant de l’URSS pour éviter le pire, on se pose plusieurs questions. Qu’est-ce qui les empêchait de mettre un terme à ce conflit ? Si le Président des Etats-Unis peut converser ainsi avec le dirigeant de l’URSS, pourquoi le conflit s’éternise ? Le dialogue est possible, mais, indirectement, le film parvient à montrer que ce ne sont pas ceux que l’on imagine tirer les ficelles qui mènent la danse.
Une affaire de chiffres, de pions et de soif de violence
Si le film de Sidney Lumet se déroule, dans sa très grande majorité, dans des espaces clos comme une salle du Pentagone, une salle de contrôle d’un QG militaire, un bunker situé sous la Maison Blanche ou encore le cockpit du bombardier, il propose quelques séquences introduisant les protagonistes du film, dont une sur laquelle je souhaitais m’attarder brièvement. Le Professeur Groeteschele est au cœur d’une soirée mondaine où les discussions tournent autour des dangers d’un holocauste nucléaire, où l’on s’interroge sur le nombre de victimes que cela pourrait engendrer. Se tient alors une étrange comédie humaine, où le Professeur nourrit son ego avec la fascination des autres invités impressionnés par sa science et son pragmatisme, qu’il oppose aux inquiétudes plus humaines d’un autre invité. Le Professeur est d’ailleurs lui-même séduit par une jeune femme au cynisme désarmant, qui le fait finalement sortir de ses gonds, dans un geste aussi compréhensible qu’hypocrite.
On constate, ici, que Sidney Lumet tente de montrer que la Guerre Froide n’est pas que le fait de l’armée, mais qu’elle est aussi bien présente dans l’esprit des citoyens. Il ouvre une petite fenêtre pour souligner une sorte de fascination malsaine pour ce conflit, dont les véritables enjeux semblent échapper à la plupart, qui se soucient plus d’éléments ayant attrait au sensationnel, les extirpant d’un quotidien routinier et ennuyeux, et assouvissant une certaine soif latente de violence. C’est une manière de montrer que si l’armée a les armes en main, le peuple n’est pas moins enclin à être paré à la guerre. Cette sorte de violence inhérente à l’humain a déjà été maintes fois étudiée, et a été représentée au cinéma dans des films tels qu’Orange Mécanique (1970) de Stanley Kubrick, Rollerball (1975) de Norman Jewison ou encore Le Prix du Danger (1983) d’Yves Boissiet. Encore une fois, Point limite s’inscrit dans un long héritage à ce sujet.
La fin du film
Il me semblait intéressant, au vu de l’effet qu’elle a produit sur moi, de faire un aparté sur la fin du film, que je considère comme étant une des fins les plus marquantes du cinéma. En effet, j’expliquais, plus haut, que la mise en scène de Sidney Lumet et que le scénario de Walter Bernstein créaient un sentiment d’urgence allant crescendo, au fur et à mesure que les protagonistes du film se retrouvent de plus en plus désarmés face aux défaillances des machines. Le film mise beaucoup sur les dangers encourus et, inconsciemment, notre cerveau se dit « ça ne peut pas arriver, ça ne peut pas arriver », car nous sommes soit habitués aux happy endings, soit nous sommes imprégnés de notre réalité, où nous savons tous que le conflit s’est achevé différemment.
Mais, justement, c’est en misant sur notre petite voix nous disant « ça ne peut pas arriver » que Sidney Lumet nous prend totalement à contre-pied et donne à son film une issue dévastatrice et incroyablement tragique. Désarmé face à la situation, le Président des Etats-Unis prend la folle décision d’envoyer un de ses avions larguer une bombe nucléaire sur New York pour « compenser » la destruction inéluctable de Moscou et empêcher que le conflit prenne une tournure encore plus dramatique.
Alors que le dénouement approche, on entend le dirigeant de l’URSS dire au téléphone qu’il entend une explosion, que le ciel devient soudainement brillant, et la liaison se coupe brutalement. Le Président comprend, le spectateur doute encore, puis il ordonne le bombardement de New York. Quelques images de la vie quotidienne de New York sont montrées, puis un zoom sur l’Empire State Building, puis une rapide succession d’images fixes avec un zoom très rapide, et fin, silence, générique. Jusqu’au bout le spectateur doute, mais il se rend compte de l’évidence : Moscou et New York ont été détruites, et des millions de vies humaines avec.
Par sa rapidité, sa dramaturgie, sa construction et son aspect inattendu bien qu’inéluctable, cette fin s’impose comme l’une des plus marquantes que j’ai eu l’occasion de voir jusqu’ici. A elle seule, elle condense toute la brutalité de la guerre, la violence de la mort, et l’aspect dévastateur de l’arme nucléaire. Il m’a fallu quelques minutes pour m’en remettre, et nul doute que son efficacité parvient parfaitement à soutenir les mises en garde énoncées par le film.
Conclusion
Point limite est un classique instantané. L’histoire et les circonstances ont fait que c’est Docteur Folamour qui est resté dans les mémoires (Kubrick a intenté un procès pour plagiat et fait en sorte que son film sorte le premier), mais Sidney Lumet réalise ici un film intemporel et d’une puissance rare. Le discours est multiple et pertinent, et doit beaucoup au scénario de Walter Bernstein, qui crée la parfaite ossature de ce grand film, superbement habillée par la savante mise en scène de Sidney Lumet.
Parfaitement dosé au niveau du rythme, avec des acteurs criants de vérité et participant activement à la réussite du film, construit pour parler au spectateur par la voix et le langage cinématographique, c’est une réussite en tous points, un film qui impressionne et qui marque durablement, du grand cinéma.
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Créée
le 23 sept. 2018
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