Ce film est moche et vous allez vous en souvenir. C'est le plus grand succès de l'année 1966. Dernier oscarisé en noir et blanc, il sort à l'heure où le Nouvel Hollywood s'impose et les nouvelles stars sont engagées dans des films plus 'liberal' (Sidney Poitier) ou subversifs (Faye Dunaway révélée par Bonnie and Clyde, Charles Bronson roi d'un cinéma d'action assez rude). Elisabeth Taylor démarrait la décennie comme une des principales gloires du cinéma américain classique : ici elle va écorner son image. Pendant que les nouvelles stars font une irruption agressive, la vieille part en vrille. Elle est un peu enrobée, mal-aimable et profondément cynique ; elle n'est ni idéale ni désirable et son mariage est un gâchis.
Le film démarre sur une engueulade de couple, en rentrant de soirée à deux heures du matin. Une engueulade de plus pour deux personnes à mi-vie qui n'ont plus rien de glamour, se confondent dans la trivialité, s'envoient des piques incessantes, essaient vaguement de ranimer quelque enthousiasme. Elle est lourde, il est fatigué, chacun dans tous les sens des termes. La séance se poursuit sur leur virée nocturne, presque en temps réel et dans un semblant de huis-clos. Ils reçoivent des visiteurs, un jeune couple, spectateurs contraints de ramasser quelques dommages collatéraux. George saoule le jeune homme et se montre très agressif avec les invités, pendant que Martha les dorlotent avec brutalité. George et Martha s'humilient l'un l'autre, George s'humilie lui-même, parce qu'il se sait raté et qu'il n'a pas besoin d'ennemis pour s'enfoncer, ni même de la dinde obèse lui servant d'épouse. Otages du grand déballage d'abord, les deux jeunes sont vite affectés par les diseurs de vérités. La désintégration de George et Martha violente leur propre union en construction.
Drôle et dramatique, Qui a peur de Virginia Woolf est un spectacle profondément pathétique, mi-jouissif, mi-éprouvant ; fun et effrayant. C'est délectable et motivant comme un conflit ouvert avec son lot de règlements de compte, de punchline et de prises de conscience cocasses. De loin on dirait du vaudeville percuté par la réalité cru et bourrue. C'est sinistre aussi et on imagine combien ces rôles ont pu être stimulants et exigeants pour les quatre comédiens. Ils ont pu s'amuser jusqu'à y perdre leur moral et leur sens de l'humour, comme l'éprouve le plus probablement le spectateur. À un moment de la soirée, Virginia Woolf devient plombant pour de bon, toute la putréfaction de son univers ayant gagné la partie : s'exposant librement dans la lumière, elle engloutit et saccage tout avec panache.
Cette vision des bas-fonds chez les (petits) bourges sonne comme une fusion improbable de Gaspar Noé et Claude Lelouch, une espèce d'envers de drame familial lénifiant, où tous les éléments nécessaires à l'épanouissement d'une magie conforme à la morale traditionnelle sont absents (le couple n'a pas d'enfants) ou mis en échecs (l'amour est mort, les fonctions sociales sont ingrates, la connivence n'existe que dans la dégradation). Adaptation très fidèle de la nouvelle éponyme de Edward Albee (1962), ce film marque l'entrée en scène de Mike Nichols, dont c'est la toute première réalisation et qui deviendra le spécialiste des problèmes de couple au cinéma (jusqu'à Closer en 2004). Son opus suivant, le remarquable Le Lauréat, confirmera toute l'intelligence affirmée dans Virginia Woolf, où la vulgarité est l'instrument du génie.
Dans ces deux premiers films, les personnages sont outranciers, bêtes, conformistes, lâches : ils ne sont pas dignes, ils sont réellement normaux, mais en pire. Idéalement, ils ne devraient pas être sur grand-écran, ou alors dans du bis ou des drames d'auteurs un peu à l'écart du cinéma respectable. Comme Le Lauréat, Virginia Wolf est un film non-perfectionniste, où s'affichent des dimensions minables ou peu flatteuses des individus. Au lieu de rire bêtement ou blâmer lourdement ces vices grossiers, nous les voyons comme des manifestations maladroites d'états d'âmes pénibles, de névroses ou de découragements. Le Lauréat sera plus sobre, plus allégorique ; Virginia Woolf est d'une violence psychologique horrible, surprenante de la part de la Warner Bros. Cette introspection alcoolique affreuse explore toutes les nuances du rire et du dégoût pour abandonner George, Martha et nous-mêmes dans une tristesse sordide lorsque la lumière s'éteint.
Avec profondeur et frontalité, renoncer à toute vanité ; accepter toute la laideur et l'ingratitude de son existence, oser contempler la vieillesse en train de l'emporter déjà ; sentir la descente et mûrir salement. Pour rien en particulier, juste parce que le temps des illusions s'est envolé et qu'on s'est rétamé, comme tout homme ou toute femme. Le bonheur ensuite ? Peut-être, peu importe, il faut allez au bout de soi d'abord, jeter tout, les rêves, les prétentions, les idéaux, tous les masques : et enfin se voir nu, trivial et finalement ridicule, se rappeler les bêtises du passé et assumer sa petitesse intrinsèque. La plupart des gens veulent bien participer à des concours d'humilité mais en vérité, seuls les plus simples ou écervelés acceptent sans en souffrir la véritable résignation : je suis médiocre comme mon prochain, je suis de passage et ma vie n'est ni merveilleuse ni une aventure, je ne laisserais et n'emporterais rien. L'expérience de George et Martha montre à quel point cette phase de la résignation est ravageuse.
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