Moi qui croyais que le temps m'avait poussé à surestimer ce film... Tout le contraire. Difficile de décrire l'état dans lequel on se trouve à l'issue d'une telle épopée, comme si une tornade monumentale était passée par là et avec tout remué de fond en comble. Une fresque médiévale qui écrase tout sur son passage, de par son ampleur, de par sa puissance, de par sa maîtrise.
De toute évidence, Kurosawa n'a pas négligé l'importance de la couleur, dans ses symboles et dans sa puissance évocatrice. Une couleur / un fils : configuration parfaite lors des grandes batailles qui voient ces flots de couleurs rouge / jaune / bleu évoluer au milieu des paysages, des châteaux et des champs, pour se mélanger, se repousser ou s'anéantir. Le travail réalisé au niveau des costumes, des décors, des bannières, de cette quantité impressionnante de tissu est renversant. L'univers graphique résonne comme une ode bucolique dans un premier temps, dans la verdure des montagnes apaisantes où l'indifférence règne, avant de sombrer dans la rage dévastatrice sur les pentes volcaniques du Mont Fuji, au sein duquel les couleurs vives des costumes d'apparat font ressortir la tristesse terne des scories. Comme si l'histoire se déroulait sur les cendres d'une catastrophe nucléaire qui aura lieu quatre siècles après le temps du récit. Les décors, intérieurs comme extérieurs, filmés de manière souvent étonnante en longue focale, sont tous plus vertigineux les uns que les autres. Des personnages errant seuls dans un cadre désolé, ou encore la dernière séquence avec l'aveugle Tsurumaru figé en haut des ruines, dans une succession de plans à différentes échelles : la longue focale contribue grandement au sentiment d'isolation dans tous ces cas. Même des séquences qui auraient pu naturellement appeler le grand angle sont filmées en téléobjectif, comme par exemple les immenses armées en extérieur qui s'organisent avant la bataille. L'effet produit est saisissant.
Et au milieu de ces grands pans épiques de batailles ou des moments tragiques liés aux différends familiaux, des accès de violence époustouflants illuminent le film de leurs éclairs de furie. La séquence au cours de laquelle Hidetora est assiégé dans sa tour, quasiment sans bruit et sans parole, où seul le son des ballets de flèches pourfend le silence assourdissant, est d'une puissance redoutable. Quelques notes de musique minimaliste viennent renforcer la dimension profondément angoissante, presque horrifique, de cet épisode : les soldats meurent par dizaines, les femmes se suicident à la chaîne, et Hidetora qui n'a même plus son sabre pour se suicider... Des cadavres criblés de flèches jonchent le sol, ceux encore en vie tiennent leurs membres sectionnés, les coups de feu tonnent et le bruit de la fureur résonne. Au creux de ce carnage et de cette horreur érigée en spectacle, la folie des survivants est palpable, inévitable. C'est le début d'une lente transformation pour Hidetora, où la psychologie rejoint l'apparence physique à l'aide d'un maquillage se faisant de plus en plus prononcé, au teint de plus en plus blême, menant irrémédiablement vers la démence pure.
Ran, c'est tout de même un certain sens de la démesure. Des costumes et des figurants, qui abondent par milliers en toute occasion, au soin infini apporté à la composition des cadres, avec ses personnages placés au millimètre près pour former des lignes de fuite parfaites. De quoi flatter les sens des plus maniaques d'entre nous avec une rigueur esthétique démesurée, pour le plus grand bonheur des yeux (en plus du reste). Et Kurogane de décapiter avec rage l'impitoyable Kaede, aussi manipulatrice qu'une Lady Macbeth, dans un accès de colère saisissant, avec effusion de sang et peinture murale à la clé : c'est la consécration finale de la démesure, dans ce qu'elle a de plus jouissif et terrifiant, au terme de près de trois heures de folies meurtrières et de passions exacerbées conduisant inexorablement à la désolation. La soif inconsidérée de pouvoir mène tout droit au chaos. L'anéantissement du clan est lent et méthodique, il est même inéluctable, rythmé par des plans réguliers sur une nature de plus en plus menaçante : à l'herbe verte et champêtre des débuts apaisés succède la grisaille de la roche volcanique et le noir des châteaux en cendres, avec quelques plans sur des nuages inquiétants d'où parfois surgit le soleil, comme autant de mauvais présages. Ils sont à l'image du film dans son ensemble : d'une beauté dévastatrice.
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