Le voilà enfin vu, ce hit de SC, deuxième du top 111 dont je ne connaissais même pas l’existence avant de vous rejoindre…
La guerre, l’histoire, la violence et le cinéma ont toujours cheminé ensemble. Alors que les dramaturges romantiques et les compositeurs d’Opéra aiguisaient leurs armes, quelques décennies avant sa naissance, pour un spectacle total, contraint de se limiter aux bornes d’une scène trop exiguë pour l’étendue épique qu’ils voulaient y voir se déployer, le cinéma élargit le cadre et permet, par le montage, de voir les mouvements de foule comme les gros plans des individus : c’est Naissance d’une nation, ou le Cuirassé Potemkine.
En 1985, tout semble avoir été dit. On attend encore le prologue ultra réaliste du Soldat Ryan ou les mélopées lyriques de Malick et de sa Ligne Rouge, mais Apocalypse Now a pour un temps réglé son compte à la question.
Le choix de Klimov réside dans celui du point de vue : ce sera celui d’un enfant, dont l’activité enragée dans le sable, lors du prologue, nous dit toute la détermination : déterrant l’arme qui lui permettra de rejoindre la Résistance, il est dans cet entre-deux du ludique (la résistance à l’autorité et la dérision de l’adulte qui les exhorte à rentrer), dans un bac à sable bien trop grand pour lui, surveillé non par un maitre d’école, mais un avion allemand.
Dès lors, le titre original (Va et vois, issu de l’Apocalypse) prend tout son sens : le spectateur aura face à lui un double programme pictural : les plans d’ensemble, ceux de la guerre, et les gros plans des visages, écrans progressivement froissés et littéralement impressionnés par l’horreur.
Les premiers temps du maquis sylvestre ont tout du conte enfantin : joyeuse troupe, musique, photo de groupe et ambiance virile confortent le choix de Kolya, qui rencontre Glasha. L’apprentissage de la vie en forêt, les arbres qu’on secoue pour en récolter la pluie instaurent un panthéisme assez proche de Tarkovski, dont L’Enfance d’Ivan plane dans bien des plans. L’épaisseur incarnée de la nature et cette façon de la nommer est un principe qu’on retrouvera fréquemment dans le film : avant de les voir se faire exterminer, on aura pris soin de présenter et d’individualiser les éléments, humains ou non, (arbres, vaches, cochons) au jeune homme. Initié au monde en même temps qu’à sa destruction.
L’horreur, enfin. Klimov ne ménage pas ses effets pour la rendre palpable.
La première incursion, subreptice et presque en hors-champ, souligne le travail du cinéaste sur le point de vue. Alors que Kolya fuit en avant pour retrouver sa famille, un bref panoramique de la caméra suit, quelques secondes, la direction de Glasha qui le suit, et nous donne à voir le charnier derrière la maison.
Progressivement, les éléments gagnent en densité et oppressent les personnages : c’est cette incroyable scène dans la boue pour rejoindre l’île, les bourrasques, le brouillard, le sifflement des balles et le feu. Le travail sur le son achève le travail sur l’épouvante : respiration contrainte, pluie, mouches, brasier débordent du cadre, tandis qu’une bande sonore continue accroit l’insoutenable du visuel.
Pour mêler tous ses procédés, Klimov dilate le temps au–delà du raisonnable et du crédible : longs plans séquences cauchemardesques, chutes, répétitions, cris, font néanmoins sens : c’est bien le monde onirique et hyperbolique de l’enfance qui ne peut gérer et assumer l’atrocité du réel.
Et, tout autour de l’enfant, dès le départ, la foule. Soit statique, très théâtrale, comme celle des partisans qu’on prend en photo, et dont l’écho sera celle des nazis spectateurs du brasier final. De l’autre, celle des civils, extrapolation de l’instinct protecteur de la famille, compacte, mouvante, contrainte, qu’on meut comme un troupeau et dont le ballet tragique happe puis expulse le jeune témoin.
Au-delà de la bestialité terrestre, à intervalle régulier, l’avion du prologue sillonne le ciel : dieu métallique, silencieux et inaccessible, vecteur d’un nouveau tragique dénué de toute transcendance.
J’aurais néanmoins quelques réserves sur les dernières extrémités atteintes par l’emballement du crescendo pathétique. Le visage déformé par la douleur des deux jeunes devient un motif récurrent et finit par virer au systématisme. Le rire constant des nazis à l’œuvre, la belle allemande dégustant son homard sont à mon sens superfétatoires.
Quant à la dernière séquence voyant Kolya s’acharner sur un portrait d’Hitler en alternance de films d’archives inversés, remontant à la source du Führer enfant, elle allie didactisme, outrance et maladresse.
Il serait malhonnête de se braquer sur ces dernières extrémités pour condamner le film dans son ensemble. Requiem pour un massacre est ambitieux, souvent cohérent dans son exploitation des procédés stylistiques au service de l’irreprésentable, et impressionne durablement, ce qui est somme toute son objectif premier : donner à voir à ceux qui l’ignorent ce que fut la guerre, par une éthique du « devoir de regard », éprouvante mais légitime.