Il faut 7 minutes et 40 secondes au jeune premier Tarantino pour apposer sa patte unique au 7ème art, au cours d’une séquence dialoguée qui déclare avec autant de fracas que de nonchalance toute sa filmographie à venir. Un groupe d’hommes autour d’une table, le rythme ciselé d’un échange au cordeau, et ce mélange inimitable de vanité, à coups de dissertation sur la pop culture (Madonna et son Like a Virgin ou des vertus du pourboire) et d’une violence latente au vu des lascars en présence. Le spectateur le sait et le sent : à tout moment, un flingue peut s’inviter dans le débat et prolonger la crispation de certains sourires.
La brutale ellipse qui succède le confirme, avec toute la tonalité d’un épilogue : le bain de sang et la supplication prennent le relai, pour un huis clos de gangsters pur et dur, avec son lot d’images éternelles, comme celle d’un homme au sol braquant son rival debout, puis d’un triangle dans les mêmes dispositions, d’une mare d’hémoglobine prenant une place du plus en plus conséquente, de costards cravate et d’une radio diffusant des titres imparables des 70’s.
A ce stade, Reservoir Dogs serait un bon petit film un peu méchant, affublé d’une certaine raideur dans l’écriture volontairement théâtrale et quelques excès dans les aboiements des chiens éponymes.
Seulement voilà, le non moins canin réalisateur, lui-même candidat au rôle de macchabée en sursis, ne va pas en rester là. S’il est conscient de s’inscrire dans une tradition, celle du film de braquage, et de le faire avec peu de moyens, c’est de ces limites qu’il va extraire toute sa force. Du braquage, on ne verra rien, si ce ne sont les conséquences dramatiques et les discussions préparatoires. La construction est en tout point remarquable : alternance entre le huis clos tragique, chaque ébauche de solution conduisant à un blocage supplémentaire, et flashbacks disséminés à la manière d’un puzzle pour donner chair et classe aux personnages qu’on sait condamnés. En résulte un court récit d’une étonnante densité, à l’équilibre ténu, entre hystérie sanglante et discussions à rallonge (sur Pam Grier, notamment, annonçant le futur Jackie Brown), mais toujours pertinent.
Tarantino capte comme personne la complicité un peu vaine et dilettante de ses personnages, et ne cesse d’affirmer son plaisir dans l’écriture : par la dilatation des dialogues, certes, qui prendront plus d’ampleur encore dans Pulp Fiction, mais aussi toutes les mises en abyme sur la fiction. On la voit dans cette recherche effrénée de la vérité, à savoir l’identification de la balance, et les mensonges qu’elles occasionnent, comme le scénario élaboré par Mr Orange pour justifier le meurtre de Mr Blonde, ou cette superbe digression sur ses répétitions pour raconter la parfaite histoire qui lui permettra d’être crédible dans son rôle de taupe. Multipliant les couches narratives (le souvenir, la mise en forme de l’histoire, sa narration et la mise en place d’une séquence de flashback la mettant en scène, lorsqu’il se retrouve face aux flics tout en leur parlant en tant que voix off), Tarantino devise jusqu’au vertige. Et s’il n’existe pas de Mr Red, c’est bien parce que ce patronyme concernera tout le monde : le sang va éclabousser tous les personnages.
Pop et méchant, séducteur et nonchalant, Reservoir Dogs est aussi incisif qu’un rasoir sur une oreille : il dévoile au monde un chef d’orchestre hors pair, qui joue autant avec ses personnages que ses spectateurs. Et ce n’est qu’un début.
(8.5/10)
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