Auteur des Nekromantik, l’allemand Jorg Buttgereit nous convie ici dans l’esprit d’un quarantenaire paumé, sexuellement frustré, socialement évaporé, bedonnant et totalement psychosé. Avec sa grille du temps dissidente et dilatée, Schramm explore les avatars de la sinistre et pathétique existence de son tueur en série, mélangeant ses exploits paraphiles et ses incursions timides et sauvages dans le réel. L’oeuvre se déroule vraisemblablement au moment de sa mort, où s’agite sous ses yeux des paysages intérieurs et physiques.
Shramm est suffisamment idiosyncratique et indécent pour être fascinant. Néanmoins, les amateurs d’OCNI agressifs auront vu mieux dans le même registre, que ce soit du psycho-killer en rupture (Schizophrenia) au lonesome frustré (Family Portraits) en passant par le mâle tourmenté (Seul contre tous). Trop taré pour la plupart, trop prévisible pour les habitués de séances réellement hors des sentiers battus ; assez abscons et visionnaire pour perdre la majorité frileuse, trop syncopé et retenu pour enivrer tout à fait la minorité aguerrie.
C’est l’histoire d’un homme décousu se confondant en fantasmes écœurants et régressifs pour mieux accepter une sexualité déprimante et invertie ; toute sa vie passée à être dominé par les femmes, à les suivre dans leur jeu. À tel point que l’affirmation des désirs est inacceptable, réprimée et déplacée ; comme ces désirs sont criants et insatiables, il ne peut plus y couper – alors c’est sa bite qu’il cloue. La culpabilité ne s’évapore pas, elle devient elle-même un substitut, un dopant aliénant, une stimulation précipitant plus loin dans la spirale vicieuse vers la désintégration de ce corps dissident et gras.
Comme toujours dans son œuvre, Buttgereit instaure une large part de nécrophilie, ou plutôt de nécromantie (il s’agit plus de compensation que d’amour contrarié ici). La sexualité est plus facile lorsqu’elle s’effectue aux côtés de la mort ou qu’elle flirte avec son image. Mais ce n’est pas tellement une déviance qu’une façon de la ramener à sa nature perçue ; toute sexualité est mortifère, autant que l’expérience de la vie est mortifère. Le personnage ne sait avoir de rapports qu’avec des objets inertes, réduits aux orifices, ou des femmes endormies. Une femme ostensiblement vivante est une grande sœur dominante.
Curieux pour son étrangeté presque caricaturale (on songe aux autres difformes dans son genre – et sur le même terrain du psychisme défriché et du tueur solitaire), c’est aussi un moment de cinéma désagréable au possible. Désagréable par sa forme : par principe, le montage est totalement déstructuré, tout s’enchaîne de façon aléatoire, s’imbrique selon l’éveil mental du tueur. Buttgereit va au bout de sa démarche en filmant tout au même niveau, les rêves, les projections, le réel, les interactions. Ainsi il fait du spectateur le participant de cette confusion, le noie dans cette dérive ponctuée d’éclats oniriques, à l’instar de ces infiltrations de lambeaux de sexe avides (une inspiration entre Burroughs et Cronenberg, complément virtuose pour ce produit d’horreur glacée si dérangé mais aussi si typiquement allemand).
Rêche également par son sujet et sa toile de fond ; Shramm se focalise sur un mâle à la virilité assoupie, au corps coagulant. Il met en exergue sa frustration absolue compensée par des satisfactions sensorielles brutales et dérisoires, ainsi qu’un imaginaire arborescent, exutoire toxique et envahissant. A la fois hyper-réaliste et expérimental, brouillon et tatillon dans son culte pervers de la séquence la plus trivialement psychotique et sublimement dévastée, Buttgereit nourrit la séance d’une violence extrême, aussi atroce, frontale et emphatique que soutenue par des effets grossiers. Malgré la faille technique évidente et une lubie du gore confinant à la passion juvénile, chaque vision d’horreur graphique est étonnamment malsaine, en même temps que sa brutalité sommaire la décharge d’angoisse, inspirant le dégoût et le vide plutôt que le malaise ou le choc.
Malade et embrumé, c’est un pur objet pulsionnel, un égo-trip radical mais issu d’abîmes trop délavées pour faire l’effet d’une bombe. Le film révulse régulièrement, mais tout y est trop poseur et mécanique pour engendrer une intensité. Formellement déroutant et singulier, esthétiquement monomaniaque, ce Shramm rustre et pompeux laisse en mémoire l’illustration d’un niveau de conscience, d’un repli de l’âme. Buttgereit évoque, avec un certain génie, la misère sexuelle et le béant spirituel d’un homme vide, prisonnier du présent et assailli par des contraintes morales et des menaces du passé.