Face à l’innommable, le projet ne pouvait être qu’hors-norme. Lorsque Claude Lanzmann décide de traiter de l’extermination du peuple Juif par les Nazis, la tâche n’est pas seulement éprouvante, elle est colossale. Le génocide et son organisation sont d’une telle ampleur que le travail d’enquête va prendre des proportions internationales, aboutissant à cinq ans de tournage et 350 heures de rushes.
Le parti-pris est radical, et impose une forme documentaire elle-même singulière : aucune image d’archives, pas de musique, pas de narrateur ou de voix off. A rebours de la forme à laquelle est habitué spectateur, Shoah se concentre sur les témoignages des rescapés, et de quelques acteurs du processus, dont certains filmés en caméra cachée. Des entretiens au long cours, où la parole fait remonter des souvenirs que la plupart ont tenté d’enfouir à l’écart de leur conscience, face à une caméra qui ne lâche pas, et un réalisateur qui traque la vérité brusque, quitte à forcer l’interlocuteur suppliant de laisser la phrase en suspens. Lanzmann, omniprésent, parfois visible, questionne, relance, exige tous les détails, et insiste sur des tournures qui mettent au jour sa démonstration : la culpabilité des allemands qui prétendaient répondre aux ordres ou ignorer la Solution Finale, la complicité antisémite des civils polonais témoins des exactions, l’inaction des alliés. Sa colère froide fait souvent irruption, peut-être en contradiction avec le dispositif général qui s’efface devant la parole des victimes, et quelques rares procédés témoignent d’une insistance qu’on aurait pu éviter, comme le recours au zoom sur les visages à partir du moment où les interviewés pleurent.
Une colère et une subjectivité qu’on peut évidemment expliquer face à un tel sujet, et la nécessité impérieuse de laisser une trace face à la gigantesque entreprise d’effacement que fut la Shoah : contre l’industrie de la mort, la force de la documentation. Contre les masses parquées et gazées, des individus et leurs noms. Contre le travail de dissimulation, la mise au jour d’un processus savamment réfléchi, improvisé d’abord dans la barbarie la plus totale, et progressivement rationalisé pour un rendement optimal.
Lanzmann ne se contente donc pas d’un regard qui forcerait à l’empathie face aux victimes : il met à plat un système, explique son organisation, et la mobilisation de toutes les ressources industrielles ou structurelles (le réseau ferroviaire, par exemple) pour mener à bien le génocide. Les victimes rescapées, souvent contraintes de travailler dans les camps d’extermination, tentent de mettre des mots sur la mort de toute émotion et la robotisation instinctive pour pouvoir devenir un rouage de la machine, et la manière dont l’humanité s’est éteinte.
En remontant dans le temps, la dernière partie étant consacrée au ghetto de Varsovie, Lanzmann propose une progression qui elle aussi fait sens : aux victimes contraintes de participer succèdent les résistants et ceux qui tentèrent, souvent dans la solitude la plus démunie, d’organiser des soulèvements ou de prévenir la communauté internationale. Une lente émergence de l’action, face à une puissance de frappe massive du régime nazi, et une indifférence des alliés.
Shoah est un film qu’on s’inflige. 9h30 de plongée dans l’horreur et les plus violentes extrémités atteintes par une civilisation douée de raison et d’ingénierie.
Face à un tel dispositif refusant toute l’esthétique habituelle du documentaire, on pourrait s’interroger sur la pertinence du film : pourquoi ne pas avoir simplement publié ces entretiens ? Au-delà de la volonté évidente d’élargir l’audience plus mobilisable à la télévision que dans une bibliothèque, Lanzmann n’a pas délaissé la forme.
La voix des interlocuteurs accompagne souvent de nombreuses et très longues prises de vues des lieux : reprises des trajets des trains, plans d’ensemble sur les restes des lieux, dont il ne reste que quelques ruines pour certains, exploration des forêts où se faisaient les trajets des camions qui gazaient en route, parcours entre les baraquements d’Auschwitz. Des lieux inertes, auxquels la parole donne mémoire, et non vie, puisqu’il s’agit de dire comment la mort y œuvrait.
Certaines prises de vues s’attardent sur les mémoriaux : celui, très impressionnant, de Treblinka, où des roches massives constellent en stèles innombrables un lieu qui a été rasé, ou la terrible maquette des chambres à gaz d’Auschwitz, occupée par des masses de silhouettes grises suppliciées.
Cette prééminence des lieux et de la matière (les arbres, la boue, la neige, la pierre) tisse un écrin de pudeur pour accompagner la parole, investissant les espaces désormais mutiques sur lesquels le pire a eu lieu. La densité terrible des mots trouve un écho dans la minéralité des paysages, où la vie qui reprend se voit investie d’une mémoire accablante (ainsi de la Ruhr, fleuron de l’industrie allemande, ou d’une cérémonie catholique polonaise devant laquelle on rappelle que les juifs portent avec eux l’assassinat du Christ). Shoah est un film qui s’inflige avec la massivité d’un monument. Parce qu’être humain, c’est aussi porter en soi ces poids, petits cailloux dans l’âme qui crissent avec empathie, douleur et lucidité.