Il est difficile de parler de Shoah, tellement l'oeuvre est connue, reconnue, indépassable, inoubliable. C'était la première fois que je le voyais. Il n'est pourtant pas impossible de le voir d'un point de vue intime, car Lanzmann a fait de son sujet une œuvre d'art. Je l'ai reçue comme cela : intimement et universellement. Lanzmann a tout embrassé, mais son génie a fait en sorte que chacun puisse le recevoir en son cœur.
Shoah est avant tout un film sur des lieux, sur des hommes. On y écoute, on y pose des questions, on y saisit ce qui plane doucement. Et l'horreur se dessine, comme cela. Ce n'est, je crois, pas tellement une affaire de mémoire. La mémoire, elle est saisit en creux, en creux de la parole, de l'image. Elle est affaire d'inconscient, et le cinéma, que Lanzmann utilise comme jamais, n'a d'autres buts que de révéler l'inconscient d'un geste et d'une parole.
Lanzmann voulait faire un film sur les morts, il ne parle que des vivants. Ces vivants, il est là, tout prêt d'eux, et il les accompagne. Il les accompagne pour les aider à se souvenir, mais aussi à lutter pour le présent.
C'est un film sur ce qui reste, sur ce qui doit rester, un film sur l'humanité : on écoute, on scrute, on regarde les respirations, les voix qui s'enrayent. On voit un homme monter sur une barque et chanter, et la caméra de Lanzmann accompagnant le fleuve.
Quelque chose qui me touche, aussi : Shoah est aussi un film sur le soleil, la neige, la terre, les arbres et les forêts. Lanzmann est parti fouler la terre où ça s'est passé. Il a regardé ces arbres et il les a filmé. Il a préféré filmer ces arbres, sans musique, pas gratuitement : ces arbres ont une histoire, ce sont les arbres qui cachaient les camps. Ceux que les détenus regardaient. Lanzmann coupe, et filme ces regards. C'est bouleversant.
Au début, un homme parle de cette poussière d'os résistants aux flammes qu'il devait broyer. Il se baisse et ramasse un peu de terre, la secoue entre ses doigts. Tout le film est là : la terre est imprégnée de cette mémoire, la terre sur lequel on marche encore aujourd'hui. Alors Lanzmann filme ça : il fait de Shoah un film sur la terre. Il est allé là-bas, à Sobibor, à Treblinka, à Auschwitz, et il a filmé les pas, il a regardé le soleil, il s'est arrêté sur ce monde qui contient cette mémoire, et aussi la promesse du présent. Tant qu'il y aura la terre, il y aura les morts. Il faut faire avec, et Lanzmann nous aide à cela. A vivre avec cette mémoire, avec ces os broyés sous nos pas. Il lui faut 9 heures, 10 ans de travail, de sueur, de recherche. Il lui faut savoir, mais aussi voir. Comment voir ? Se demande Lanzmann. Que peut une image à la connaissance, et à l'appréhension de cette connaissance ? Il y apporte une réponse : s'arrêter quelques heures sur le monde et ses visages. Et en même temps qu'en faire des revenants, les raccompagner vers la vie.