Bon, c'est un très bon film, vraiment, mais absolument pas pour les raisons que la presse semble tant se régaler à louer depuis sa sortie. On vend le film comme "tarantinesque", comme "un pamphlet complexe", un "bras d'honneur à la Chine", une "œuvre où la violence sonne comme une libération", comme un "film en colère", "un film choc", "en rogne", "en rage"... Au lieu de faire du copier-coller, il serait peut-être temps de regarder vraiment le film, tel qu'il est : c'est un long fleuve imperturbable et magnétique, hypnotique et calme, où la violence n'a presque pas tant d'importance que cela par rapport aux personnages, qui marchent et déambulent dans la Chine.
"A Touch of Sin" est un film totalement démonstratif, mais dans le bon sens du terme : il ne cache rien, ne dissimule rien. Il se présente à nous comme un objet déjà réfléchi, qui ne raconte rien d'autre que se qui se déroule sur l'écran. Le film n'est pas sinueux, c'est un bloc, un monolithe, fascinant dans sa manière de dérouler les gestes avec une sérénité imperturbable alors qu'il ne fait que de parler d'un monde qui pète un plomb, littéralement. On a beaucoup comparé le film a du Tarantino, c'est une grossière erreur à mon avis, précisément pour les raisons citées plus hauts : la violence, chez Jia Zhang-ke, n'est pas un jaillissement soudain et jubilatoire (bim, première grosse erreur des journaleux) mais quelque chose de mécanique, de calculé, de ritualisé, dont l'on sait précisément l'instant de son interruption. Les quatre histoires qu'il raconte (dont la troisième demeure comme l'une de plus belles séquences de cette année à mes yeux) sont narrativement les mêmes : un personnage solitaire et mystérieux pète un plomb à force d'avoir trop subi et utilise un objet trouvé sur son parcours (un couteau, un fusil, un revolver) pour se retourner contre son bourreau : le système. Et le film répète cela, inlassablement. L'humilité du Jia scénariste, c'est de ne pas inventer de variations à ce schéma, de s'y tenir jusqu'au bout. Ce qui varie, car il est obligatoire que quelque chose varie, ce sont les personnages, et cela est l'affaire non plus du Jia scénariste, mais du Jia metteur en scène.
S'il fallait donc le comparer à un autre contemporain, ce serait plutôt à Gus Van Sant, dont j'ai revu récemment le magnifique "Elephant". Les deux films sont extrêmement différents, mais ils ont cette même façon de porter plus leur intérêt sur des personnages qui marchent, et dont l'on ne sait rien, que sur ce qu'on s'attend à voir d'eux, ce pétage de plombs qu'on nous promet tant depuis le début.
L'autre très belle chose du film, c'est que le cinéaste semble constamment se soucier de préserver à ces personnages leur intériorité, les laissant isolé d'explications psychologiques ou morales (jamais on ne les verra jugés, donc par conséquent forcés de s'expliquer). Le film parle peu, est presque mutique, veille dans tous les plans à placer un corps dans le cadre plus qu'à se resserer sur son visage et en capter la motivation. Car la motivation se voit déjà, ce qu'ils subissent aussi. Dans "A touch of sin", les corps sont sur des routes de Chine et avancent, les yeux ouverts, armes à la main. On ne sait rien d'eux si ce n'est qu'ils existent, déambulent dans un cadre qui marche lui aussi, coule, liquide, extrêmement mobile et rythmé.
La violence, alors, qui vient quatre fois, une fois par histoire, devient un rituel étrange, qui bouscule au début mais dont l'exécution s'apaise peu à peu, dont l'échéance recule et laisse les personnages vivre, s'extraire un peu du matériau scénaristique. A travers le suicide du jeune homme dans le dernier sketch, on ne voit que le vol d'un oiseau, "petit oiseau" gracile qui aurait eu un défaut d'ailes. On ne voit pas ses questionnements, on ne sent aucune impulsion préalable, juste le fait, le geste, rien de plus que ce que montre la caméra. Son chaos moral est à peine esquissé, il ne reste que le corps, qui retombe sur le béton.
L'intelligence de Jia Zhang-ke est qu'il ne feindra jamais de faire en sorte que son scénario fasse croiser ses protagonistes. Ils disparaitront chacun dans la nuit, comme des fantômes lisses et opaques dont le désordre moral n'appartient qu'à eux, à la porte d'un bus ou sur une route des montagnes, toujours sur le sol bétonné de la Chine, mort ou vivant.
"A Touch of Sin" n'a rien d'une colère impulsive et bourrine, c'est un objet réfléchi, majestueux, contemplatif et calme, comme une ruisseau tranquille dont l'on se mettrai à regarder le mouvement. Un film en forme d'oreille, tendue, à l'écoute, sur quatre personnages seuls qui se taisent et se meuvent dans la Chine. Ce n'est finalement rien de plus et c'est très beau.