Les limites du réalisme.
"A la guerre, 90% du temps, on ne fait rien". Voilà une phrase sensée et tout à fait vraie. Le quotidien du soldat, en plus de la crasse et des parasites, c'est l'ennuis. Peut-on faire un film...
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le 6 déc. 2012
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Texte originellement publié sur Le Bleu du Miroir le 31/08/2016, à l'occasion de la Carte Blanche qui m'a été proposée.
http://www.lebleudumiroir.fr/carte-blanche-stalingrad/
Le paysage, désespérément blanc, ne laisse entrevoir aucun réel horizon. À terre, dans la neige, quelques silhouettes bougent : des moitiés d’hommes, ensevelis tant bien que mal dans leurs positions retranchées. La terre tremble. S’invitent dans la scène une poignée de blindés, un peu plus loin, dont on pourrait croire qu’ils ne font que passer. Le crissement des chenilles qui freinent. Ils tournent. Il s’agit désormais d’arrêter ces masses avec quelques coups de canons, quelques grenades ou quelques mines entre les mains de soldats peu confiants. Les mitrailleuses s’actionnent, les engins font feu sans même ralentir. Ils avancent lentement, mais cette langueur est terrifiante ; celle qui laisse tout le luxe d’observer sa mort droit dans les yeux.
« THE HORROR… THE HORROR… »
La perspective d’une Carte Blanche m’a laissé un certain nombre d’alternatives dans les sujets que je souhaitais mettre en avant. Plus honnêtement, si cela n’avait pas été un film de guerre, ç’aurait pu être un western, deux genres qui selon moi dissèquent la société contemporaine et transcendent le cinématographe. Il s’agissait donc de revenir à l’essentiel, au plus beau coup de cœur à mettre en avant. En l’occurrence, peut-être davantage un coup de poing, du genre à laisser un bel hématome. Depuis des années, je me suis penché sur un thème qui me passionne fondamentalement : le point de vue allemand lors des deux guerres mondiales. Comprendre l’envergure d’un conflit depuis le regard des vaincus, c’est à la fois constater le désir de victimisation, mais aussi, et plus évidemment, l’introspection faite au sein d’une société dite belliciste. Le cinéma nous a donné de belles œuvres sur le sujet, de provenances différentes, mais à l’intérêt toujours significatif. Pêle-mêle, citons le matriciel À l’Ouest rien de nouveau de Lewis Milestone (tiré d’Erich Maria Remarque, forcément), Le Temps d’aimer et le temps de mourir de Douglas Sirk (aussi tiré de Remarque, et il faut lire à son sujet le très beau texte de Jean-Luc Godard dans les Cahiers du Cinéma de l’époque), Le Crépuscule des Aigles de John Guillermin, Croix de Fer de Sam Peckinpah ou bien évidemment le monumental Das Boot (Le Bateau) de Wolfgang Petersen. J’ai ultimement choisi de mettre en avant un film allemand sans doute plus confidentiel : Stalingrad de Joseph Vilsmaier.
Si j’ai entamé ce texte par la description d’une séquence du film, c’est bien que je ne pouvais faire autrement, finalement. Le métrage de Vislmaier en lui-même ne m’a pas laissé indemne quand je l’ai découvert, et cette séquence, sans trop en dire non plus, en a représenté le paroxysme. En réalité c’est un marquage au fer rouge dont l’amateur de cinéma de guerre que je suis ne s’est jamais remis. Comme un souvenir traumatisant, hantant la mémoire avec parcimonie, rappel de la dureté de ce qu’implique le genre, malgré les allures de divertissement que l’ère contemporaine lui a éventuellement donné.
L’ENFER N'EST PAS POUR LES HEROS
La bataille de Stalingrad (juillet 42 – février 43) a été traitée à plusieurs reprises, du cinéma de propagande soviétique à Jean-Jacques Annaud (dont le succès occulte peut-être la version en question), en passant par les exubérances stéréoscopiques de Fedor Bondartchuk et ses combattants Russes en flammes. Mais parce qu’elle est un tournant des plus abominables qui soit, il faut, pour mieux en saisir l’horreur, se tourner vers la simplicité du film de Joseph Vilsmaier. Simplicité relative, forcément, puisqu’il n’en reste pas moins une super-production allemande, partageant les producteurs de Das Boot, alignant milliers de figurants et décors colossaux. Cependant, dans le début des années 90, le film de guerre ne connaît pas encore la révolution formelle des plus tardifs Il Faut sauver le soldat Ryan ou La Chute du Faucon noir. Il faut alors capter le spectre de l’horreur depuis un classicisme revendiqué, une certaine sobriété de la forme, ici largement comparable à celle d’Au-delà de la gloire de Samuel Fuller.
Cette honnêteté de la forme épouse pourtant un récit mythologique. Il existait d’ailleurs déjà dans Das Boot, qui adaptait le roman de Lothar-Günther Buchheim, au titre tout trouvé : « Le Styx ». Ici, c’est la plongée dans les Enfers d’une poignée d’argonautes, quelques sapeurs d’une division d’élite de la Wehrmacht tout juste revenus de l’Afrika Korps. Pour mieux percevoir la plongée en question, l’introduction se déroule dans l’éphémère Paradis constitué par une ville balnéaire italienne. L’occasion d’observer ces soldats à l’uniforme vert-de-gris plaisanter et passer du bon temps, scène de camaraderie certes banale aux yeux du genre, et pourtant peu représentée de ce point de vue-ci. Ensuite, un train, direction la Russie, traversant un glauque tunnel comme passage souterrain vers le Royaume des morts.
La masse industrielle de la cité soviétique s’apparente à un sous-sol désespérément dénué de lumière. Dans la fumée, trains et camions vomissent les soldats germaniques par lots aux côtés de ceux, diminués, qui attendent d’être évacués. Le lieu donne l’impression d’avoir toujours été un champ de bataille, à croire que l’on mène une guerre juste pour des ruines, pendant qu’Adolf Hitler, en discours radiophonique, se fend auprès du Reichstag d’avoir mis la main sur le grisâtre joyau stalinien, futur tombeau de la VIème armée. Joseph Vilsmaier, dans un premier temps, ne souhaitait pas réaliser un film de guerre sans héros, sans protagonistes particuliers qui sortent du lot. Mais devant la densité de la bataille, devant un tel usinage de la mort, il fallait retrouver la normalité et l’anonymat du simple soldat. L’individualisme prôné par certains films de guerre contemporains, transformé parfois en sacrifice personnel, ne peut ici exister : les morts n’ont pas d’éloges et, brûlés ou ensevelis sous le froid, sont condamnés à l’oubli, comme avalés par la Russie. C’est une image qui se répète, comme l’Histoire, devenant un paroxysme lorsque l’on trouve le même plan, ou presque, de soldats congelés dans la masse blanche dans Les Duellistes de Ridley Scott et son chapitre sur la campagne de Russie.
DU SANG DANS LA NEIGE
Derrière le désir de l’Allemagne de partager son statut de victime de la guerre, nuançant évidemment le soldat du nazi, il y a aussi la conscience de la responsabilité. L’horreur est à deux vitesses et Stalingrad ne fait pas pour autant fi des exactions des troupes de choc allemandes. À travers l’humanisation, il n’y a cependant aucune volonté d’idéalisation. L’un des protagonistes s’insurge alors qu’il fait partie d’un peloton d’exécution, mais procède ultimement, sans autre alternative. À croire que chaque soldat semble être conscient de son inéluctable et funeste destin, comme s’il était rattaché à celui de l’Allemagne. Le film de Vilsmaier est en réalité une succession de cycles de mort.
Que reste-t-il, alors ? Dans tout ce chaos, sûrement l’absurde. C’est nécessairement une constante de bien des films dits « anti-guerre ». Stalingrad est un film rempli d’images absurdes : celles qui voient ces centaines de blessés faire la queue, espérant tous rentrer dans le tout dernier Junkers en partance pour l’Allemagne, celles qui voient cette incommensurable épopée se conclure par quelques hommes perdus dans l’immensité blanche, des âmes qui errent dans le Tartare. La partition de Norbert J. Schneider, peut-être pas si lointaine de celle de Klaus Doldinger pour Das Boot, enfonce l’atmosphère, avec sa lancinante mélodie rythmée par d’inquiétantes percussions industrielles. C’est lent et froid, à l’image de ce dernier plan – que je ne révèlerai pas, évidemment – clôturant ce mauvais souvenir, et laissant une empreinte indélébile chez le spectateur.
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le 29 sept. 2016
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