(attention, ça spoile dur et sans protection)
Mais qu'est ce que Star Wars ? A la base, tout de même, un film. Un film fait par un cinéaste : Georges Lucas. Ensuite, et désormais : une mythologie inviolable, des motifs, des codes formatés. Un objet fabriqué initialement comme machine ultime de thésaurisation, ordinateur génial mélangeant avec parcimonie nombre de mythes divers et variés, nombre de genres (cinématographiques, littéraires…) différents. C'est une recette, irréprochable recette. Et malheureusement, c'est aussi le terreau de ce qu'Hollywood devient aujourd'hui : un système à fabriquer des univers ultra détaillés et aux innombrables épisodes, générateurs de produits dérivés pour fans.
Donc Star Wars VII, le Star Wars d'aujourd'hui, le retour de l'ordinateur originel au sein de ce qu'il a engendré (littéralement, puisqu'il a été racheté par le gigantissime monstre Disney), qu'est ce que c'est ?
A contrario d'Irvin Keshner et Richard Marquand, qui s'étaient contentés de suivre (non sans une certaine virtuosité) le projet entamé par Georges Lucas, J.J Abrams a prouvé par le passé qu'il savait mieux que quiconque s'approprier (c'est à dire faire sienne) des sagas hollywoodiennes. On pense notamment à Star Trek, et à la manière dont il a justifié des écarts énormes avec la série d'origine grâce à la mise en place d'une temporalité parallèle.
Sans doute donc n'y avait-il pas cinéaste plus disposé qu'Abrams pour s'emparer d'un tel univers sans se faire phagocyter par lui. Et effectivement, on retrouve le cinéaste du début jusqu'à la fin de Star Wars VII : l'ultra lyrisme de son filmage (personne d'autre n'aurait osé un plan final aussi aérien, aussi exalté) ; le travail plastique phénoménal caractéristique de ses réalisations, qui a enfin trouvé ici à être une projection purement romantique des troubles intérieurs des personnages ; et surtout une virtuosité narrative sans égal dans le cinéma contemporain.
Star Wars VII, comme Into Darkness l'était en 2013, est une machine à fictionner monstrueuse, aux dynamiques multiples (un Luke Skywalker en MacGuffin par ci, une utilisation de la Force comme Deus ex machina par là) et aux nombreux personnages dont les destins et affects se croisent et se décroisent sans sembler s'arrêter.
Ce foisonnement narratif propre au cinéaste, pourtant, semble se reposer scénaristiquement sur un ensemble de motifs, images directement repêchés de la première trilogie (une étoile noire à détruire, une scène dans une cantina…). En dépit des attentes que Star Wars VII pouvait susciter, une telle reconstruction du mythe – limite outrancière – surprend beaucoup. Et rien ne pouvait laisser prévoir à quel point cet aspect référentiel fut ingurgité par le projet cinématographique d'Abrams. Car cet héritage colossal, le cinéaste en fait son sujet et fusionne ainsi l'impersonnel patrimoine hollywoodien avec l'idée d'un legs familial plus intime.
Cet enjeu, la mort d'Han Solo le resserre en un plan impérial, à la beauté symbolique vertigineuse : au moment pour Kylo Ren de donner son sabre à son père en signe de rédemption, le soleil, avalé par la nouvelle Étoile Noire, s'éteint. Une ombre s'installe, le visage d'Adam Driver se durcit brutalement, avant que celui ci ne tue froidement Solo. À la fois outrage à la mythologie de Star Wars, manière de rompre avec le passé et moment de climax familial hyper lyrique, ce plan est l'instant où se colmatent violemment à l’écran l'intime et le formaté, l'auteur et l'impersonnel, l'édifice et le sensible.
Et mieux encore : ce double aspect que prend la fiction n'en reste pas là. Il y a un troisième aspect, qui traverse le film de part en part et met en lumière la « substantifique moelle » du film, son vrai sujet : la relation conflictuelle d'une jeunesse au monde dont elle hérite. C'est pour cela que l'antagonisme entre Kylo Ren et Rey est magnifique : tous deux héritent du même monde, du même legs écrasant et ambigu, mais ils réagissent à leur tourment identitaire de manière radicalement opposée. Lorsque l'un, sorte d'imitation de Dark Vador enrayée par l'hypersensibilité adolescente du personnage, commet nombre de massacres au nom d'un culte bancal, la seconde trouve refuge dans l'altruisme et l'empathie.
Cette représentation du mal être de la jeunesse, d'une justesse et d'une actualité sidérantes, étonne surtout parce qu'aussi sombre qu'elle soit, elle s'inscrit dans un récit fictionnel d'une réjouissante légèreté narrative, bourré de ruptures de tons en tous genres. De fait, la folle impesanteur de cet épisode VII – en dépit des multiples héritages qu'elle se donne à gérer – est un vent de fraîcheur inespéré dans un cinéma américain de plus en plus rabougri. Hollywood, par son endroit le plus impersonnel, insensible, se fait enfin réinvestir d'une âme humaine qui avec harmonie, aisance et virtuosité offre au système de la « machine à rêve » de toutes nouvelles perspectives.
Ces perspectives ? Celles, salvatrices et souveraines, d'un lieu sensible où l'icône se briserait sur le personnage.