Hébété, l’un des protagonistes assiste au début du film à un tour de magie. On transforme une liasse de billets en billets d’une autre devise. Puis on demande à l’assistance de payer.
De l’argent qui se mue par l’argent en argent. En peu de mots, Jia Zhang Ke a fait sa démonstration. Reste à en montrer les conséquences.
Still Life est donc très proche d’A touch of Sin dans son propos : une dénonciation par le constat d’un pays qui se mue dans la douleur silencieuse d’une population. Mais là où le dernier tendait à grossir le trait pour souligner son discours, c’est avec infiniment plus de mélancolie et de retrait que Still Life (« nature morte ») s’impose.
Le symbole de la mutation économique est le barrage des Trois Gorges, ouvrage monumental qui modifie en profondeur la géographie même du pays. Les eaux vont monter, engloutissant un monde qu’on voudrait ancien et sur les ruines duquel on pense établir un nouvel élan.
On établit avec fierté la limite de l’immersion, à 156 mètres, et l’on s’applique à démolir des bâtiments entiers, dans une grisaille constante. La photographie est toujours aussi superbe, qu’elle mette en valeur l’humidité d’un pays dont les signes extérieurs de décrépitude sont la rouille et la lèpre du ciment pourri. La lumière des intérieurs, le cadrage d’une grande maitrise sont au service des personnages, tentant tant bien que mal de communiquer.
Car dans ce monde avant tout architectural, les individus sont des édifices tout aussi fragiles. A vendre, criblés de dettes, dispersés dans les confins d’un état qui ne cesse de s’étendre, dans des ruines à abattre ou les entrailles de la terre pour en extraire les richesses. La famille est atomisée, et l’intrigue suit deux personnages tentant d’établir un contact rompu avec un conjoint presque oublié. On pense un temps que la technologie sera à leur service : on devise sur le téléphone portable, qui diffuse en guise de sonnerie les bluettes à la mode, air qui génère un sourire la première fois, un effroi la seconde lorsqu’il permet de retrouver un cadavre sous les gravats.
On aura rarement vu une telle symbiose entre le décor et les personnages qui le traversent : qu’on songe à la scène de retrouvaille/séparation du couple devant le barrage gigantesque en arrière-plan, ou celle où le pan d’un mur éventré donne à voir une ville dont on dynamite un bâtiment entier. Dans cet univers trop grand pour l’individu, c’est la ville qui prend en charge son paysage intérieur : larmes de démolition urbaine, ou élans d’espoir sous la forme d’un pont qui s’allume (scène sublime qui fait puissamment penser au livre de Maylis de Kerangal, Naissance d’un Pont). Et cela conduit jusqu’aux rêveries surréalistes par la fulgurance poétique d’un objet volant non identifié, ou d’une ruine prenant son envol dans le ciel gris.
C’est bien dans le suspens généralisé que s’achève le film : de cet élan national dans la démolition vers l’inconnu, des destinées des protagonistes.
Entre deux ruines, sur le plan final, un funambule tente une traversée. C’est bien à lui que Jia Zhang Ke a emprunté le tact et le sens de l’équilibre pour ce grand film délicatement désespéré.
Sergent_Pepper
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le 1 oct. 2014

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Sergent_Pepper

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