Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un.



Victor Hugo


Still Life est l'âpre portrait d'une Chine dont la mutation presse, asservit et use les individus à travers le parcours d'un homme et d'une femme en quête de leur passé. Les monts brumeux et humides où se faufile le fameux Yang-Tsé-Kiang, les austères amas d'édifices miteux en béton, détruits, reconstruits, engloutis des villes sont remarquablement filmés, réussissant à être tour à tour poétiques, malsains voire même bucoliques ou presque apocalyptiques. On y voit une région en pleine mutation, une mutation qui emporte les hommes, les foyers, jusqu'aux vies elles-même ; tout comme un tsunami ravagerait une cité côtière. Le raz-de-marée du progrès ne prend gare d'aucune considération d'ordre humaine, seul avancer compte. Peu importe qu'il faille écrouler des quartiers entiers ou ériger de colossales murailles, grises et froides de la déferlante d'un béton semblant irrémédiablement figé, la Chine bouge et rien ne doit se dresser contre son passage. Ce n'est certainement pas le destin de quelques-uns qui va arrêter la grande marche en avant de l'Empire du milieu ; les fleuves eux-mêmes sont déviés afin d'achever l'élévation de ces abruptes falaises. Plus de cent-mètres de béton à pic sur deux kilomètres pour afficher au grand jour la mégalomanie d'une nation prise entre capitalisme dévoyé et communisme déjà déchu, mu par la chimère de pouvoir enrayer sa décadence. Le barrage ne se contente pas de prendre la Chine à la gorge, il en attrape trois et les emplit d'un flot âcre.


Mais la narration s'échappe de cette effarante folie des grandeurs. Ses conséquences sont certes présentes partout, prêtes à frapper comme l'épée flottant au-dessus du front de Damoclès, mais à travers un regard plus intimiste. Le barrage ne bouleverse pas seulement la vie d'une foule innombrable et sans visage, remplie d'anonymes, mais touche des individus dans ce qu'ils peuvent avoir de plus cher. Jia Zhangke s'intéresse justement au particulier, s'attache à des visages. Ici un homme vient retrouver une famille qu'il a comme égarée, là une femme est en quête d'un mari depuis longtemps évanoui. Comme si, par la faute de cette immersion programmée, le flot du temps a été ralenti, presque suspendu, à l'image de ce fleuve endigué par cette monumentale folie. Mais les années passent, invariablement, les liens se rompent et les sentiments se perdent. Still Life parle de vies brisées par une Chine dont la modernité prématurée s’essouffle. Amitiés, amours, familles et individus ont volé en éclats. Le neuf est devenu vieux précocement et les traditions étouffées pèsent sur une société qui a muté bien trop hâtivement, mue par un appétit délétère.


L'austérité qui touche le récit et la réalisation, d'ailleurs aussi esthétique et maîtrisée que sereine, se retrouve dans l'aspect sonore du film, se conformant à son aspect globalement naturaliste : rarement extra-diégétique, souvent dans la narration même. Une exception subsiste cependant avec les ovnis et autres décollages de tours en béton, me laissant d'ailleurs assez perplexe. Jia Zhangke fait brusquement entrer l'absurde dans son film, pourtant profondément ancré dans le réel, par ces scènes surréalistes, par ces allégories. Ce qui est n'est pas à place, semble posé là sans raison, s'envole, disparaît ; comme par enchantement, via des forces inexplicables, mystérieuses et supérieures. Reste cette question insoluble : Pourquoi ?


Ces hallucinations, où le béton file vers les cieux, sont finalement marquées par un brusque retour à la réalité. Si le pouvoir veut voir les immeubles de béton s'envoler, la gravité en rappelle sèchement les blocs à terre. Et rien ne doit se dresser entre le sol et eux. Surtout pas une vie. Mais il n'est pas seulement question de démolition. La fièvre bâtisseuse est encore plus forte. Ainsi un colossal pont suspendu s'allume pour illuminer une réception et l’orgueil de son maître d'ouvrage. Mais le prix est nécessairement élevé, combien de vies brisées pour ce genre de résultat ?


Enfin, comme disait ce bon vieil Albert, incarné par Jean Gabin dans Un singe en hiver :



Le Yang-Tsé-Kiang n'est pas un fleuve, c'est une avenue... Une avenue d'cinq mille kilomètres qui dégringole du Tibet pour finir dans la Mer Jaune...



Merde, il faut croire que c'est routé barré et qu'une partie est noyée. Un comble.

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le 3 sept. 2015

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Brad-Pitre

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