Vers l’unisson.
Un monde parfait avait tenté, après l’âpreté crépusculaire d’Impitoyable, d’insuffler dans le cinéma d’Eastwood la question du sentiment. Dans Sur la route de Madison, nul recours à la filiation ou...
le 29 mars 2015
94 j'aime
8
Un monde parfait avait tenté, après l’âpreté crépusculaire d’Impitoyable, d’insuffler dans le cinéma d’Eastwood la question du sentiment. Dans Sur la route de Madison, nul recours à la filiation ou cet entre-deux du gangster et du père : c’est frontalement que le cowboy vieillissant s’attaque au mélodrame, probablement sans savoir qu’il va en signer l’un des plus emblématiques de l’histoire récente du cinéma américain.
Pour comprendre l’alchimie générée par ce récit qui n’a pas pour qualité première de briller par son originalité, il faut considérer à quel point celui-ci porte les marques personnelles de son réalisateur. En se mettant lui-même en scène, en faisant de son couple non pas un modèle glamour, mais des personnages que la vie commence à légèrement faner, Eastwood décape le vernis traditionnel pour mieux atteindre le cœur. Des enjeux, des protagonistes, et des spectateurs.
La structure du film ne dit pas autre chose : tout, dès le départ, est achevé. Ce sont des morts qui vont parler, et nous savons quelle décision fut prise. Nous connaissons le renoncement. Reste à découvrir ce qui a été perdu, ce qui n’a pas eu lieu : c’est cette mélancolie qui va teinter chacune des beautés fugaces d’une histoire d’amour dont chaque nouvelle félicité aura l’éclat d’un adieu.
En contrepoint de cette charge pathétique, Eastwood opte pour la modestie et l’humilité. Tout, dans le film, jusqu’à la musique, fonctionne sur la proximité : si les personnages cèdent l’un à l’autre, c’est parce que se met en place entre eux une complicité totale, magnifiée par le jeu exceptionnel du couple formé par Eastwood et Streep. Des blagues spontanées de l’housewife éprise de liberté aux récits d’aventure du globetrotter, des sourires de ravissement aux silences dénués de tout embarras, s’instaure cette puissance unique contre laquelle ceux qui étaient destinés à s’aimer ne peuvent rien : l’unisson.
Puisque les jours sont comptés, il s’agit de dilater le temps. Par les clichés que prend Robert, par la préparation des repas auxquels il prend part. Une bière, un bain, l’évidence d’un quotidien volé au monde.(1)
Parce que celui-ci veille : l’intrusion d’une voisine, le regard de la ville aussi solidaire qu’oppressante, les coups de téléphone le rappellent de temps à autre. Et c’est justement lorsqu’ils ne se parlent plus, alors que la femme redevient l’épouse avec son mari au bout du fil, que les amants vont prolonger leur contact par les mains. Conscients, déjà, de ce qu’il adviendra : à la vie succèdera l’amour sourd des corps, la danse fusionnelle avant le silence assourdissant du renoncement.
Certes, de la même façon qu’il appuyait un brin le trait dans Impitoyable, le film n’évite pas certaines démonstration quelque peu pesantes. Les erreurs à réparer des enfants, la main sur la poignée de la voiture sous la pluie pourraient être retenus par ceux qui voudraient maintenir la distance avec ce qui précède.
Mais qu’importe. La grandeur du film tient dans cette évidence : celle d’avoir su mêler l’ineffable puissance de l’amour et la lucidité qui l’accompagne, de par la maturité de ses protagonistes. D’amants, ils deviennent des héros, transformant leur beauté en celles de belles personnes. Du récit, il reste cette triste beauté et la conscience de sa valeur : cette gratitude sereine d’avoir éprouvé le véritable amour, et la certitude que cette passion valait la peine d’être connue pour pouvoir affirmer avoir vécu.
Robert ne dit pas autre chose :
“The old dreams were good dreams ; they didn't work out, but I’m glad I had them.”
(1) A ce titre, on comprend après quelle beauté courait l’affreusement médiocre Last Days of Summer, et les comparer permet de mesurer à quelle subtilité tient la réussite ténue qu’est la restitution de l’alchimie amoureuse.
http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Clint_Eastwood/685412
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Mélo, Fuite du temps, Les plus belles histoires d'amour au cinéma, Ces films que je soumets à mes élèves et Portrait de femme
Créée
le 29 mars 2015
Critique lue 5.7K fois
94 j'aime
8 commentaires
D'autres avis sur Sur la route de Madison
Un monde parfait avait tenté, après l’âpreté crépusculaire d’Impitoyable, d’insuffler dans le cinéma d’Eastwood la question du sentiment. Dans Sur la route de Madison, nul recours à la filiation ou...
le 29 mars 2015
94 j'aime
8
De mes souvenirs, j'avais attribué un 8. A présent, je lui rajoute un point parce que j'ai eu la chance et le plaisir de voir ce film au cinéma, et en VOSTFR. Ce qui ne fût pas le cas, à sa sortie,...
le 15 juin 2015
72 j'aime
24
D'emblée, il faut que j'avoue que ce film est, avec Breezy, mon préféré du cowboy californien. Oui, je suis une éternelle sentimentale. Je ne les ai pas tous vus mais je peux affirmer que ce sont...
Par
le 20 janv. 2018
57 j'aime
3
Du même critique
Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...
le 6 déc. 2014
774 j'aime
107
Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...
le 14 août 2019
715 j'aime
55
La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...
le 30 mars 2014
617 j'aime
53