Quiconque a vu Take Shelter peut raisonnablement se poser la question : le revoir ne lui ôte-t-il pas une part majeure de sa puissance percutante ?
La réponse permet de juger de la grandeur du film, qui dépasse largement les promesses d’un twist émoustillant : Take Shelter gagne à être revu pour dévoiler les nombreuses strates de sa densité émotionnelle.


Dans la filmographie de Nichols, cet opus a tout de la grandiose transition entre les questions familiales et le point de bascule vers un univers fantastique, du séminal Shotgun Stories à l’audacieux Midnight Special.
Du premier film, l’emprunt se fait surtout par l’entremise du silence, que Shannon poursuit d’un rôle à l’autre. Structurant et riche d’une angoisse aussi poisseuse que la pluie grasse qui le souille, le silence est le pivot entre le monde des rêves et le réel. Ce réel inhabitable qui contraint le père de famille à une surdité plus patente encore que celle de sa fille, s’enfonçant dans le sol et le mutisme convaincu.
Face aux crises paranoïaques du protagoniste, Nichols tisse un réseau de la déconstruction : le montage parallèle entre ses actes et ceux de sa femme, lui à l’intérieur, elle sur les marchés, sur sa foreuse, elle à sa machine à coudre, donne l’illusion initiale d’une complémentarité, soulignée par une musique cristalline qui fausse les pistes d’une vie traditionnelle à l’américaine.


Si l’atmosphère se tend, et si elle parvient si bien à crisper le spectateur lui-même, c’est dans le travail redoutable opéré sur les points de vue : alors que les cauchemars de Curtis occupent toute l’imagerie initiale, sans qu’il soit jamais possible de les déterminer avant leur terme dans un réveil effrayé, le regard se déplace progressivement. Une longue période d’accalmie ménage les pistes d’une explication psychiatrique : les symptômes de la mère, la crainte d’être séparé des siens pour un traitement, et qui justifierait de les garder encore plus près de soi dans l’abri, protégé non pas des intempéries, mais du monde extérieur ; indices auxquels s’ajoutent les ruptures, professionnelles, amicales et sociales (le chien la communauté), et qui isolent davantage encore notre aliéné en puissance.


Le défilé de la normalité achève de nous faire quitter son univers mental : le diner au Lions Club, l’arrivée du frère, et le regard effrayé de sa fille, que ses errements vont condamner à rester plus longtemps enfermée dans son handicap. L’ami, qui faisait figure de cas au départ, évoquant un plan à trois et se noyant dans la bière, est devenu la référence en matière de stabilité : le regard peiné, qui juge, puis qui dénonce.


Nous sommes désormais convaincus par cette école du regard : Curtis est désormais impénétrable, investi d’une mission d’illuminé et notre empathie se déplace sur l’épouse, Jessica Chastain, oscillant entre l’effroi et le soutien face à son mari.


Lenteur, intensité des regards, pitié généralisée : Curtis lui-même ne cherche plus la répartie, fort de cette certitude que ses rêves le préparent, lui seul, au réel.


Le film aurait pu, bien entendu, s’achever sur ce premier paroxysme qu’est la sortie de l’abri : la tempête a lieu, et l’épouse opte pour la thérapie comportementale avec son époux, le forçant à sortir lui-même pour se réconcilier avec le monde. L’échange mutiques des émotions, panique de l’un face à la bienveillance de l’autre, découpé dans un espace fantastiquement exigu, occasionnent une séquence cathartique d’une rare intensité.
Mais Nichols refuse de s’arrêter là, et pour une raison précise, qui irrigue tous ses films : celle d’une foi en la rédemption, particulièrement paradoxale puisqu’elle se paie d’une destruction radicale : c’est l’adieu à la vengeance dans Shotgun Stories, l’adieu au fils dans Midnight Special. Ici, le retour à la raison pour Curtis voit se concrétiser sa plus grande crainte : le projet d’un internement loin des sien, retour tragique du destin de sa mère. Avant cela, les vacances à la plage, un temps abandonné, résonnent comme une parenthèse d’amour avec les siens.
Et c’est là que tout se joue : le cataclysme redouté a bien lieu, puisqu’il est vu du point de vue de son épouse. À première vue, c’est l’effroi qui l’emporte, celui du spectateur face à ce revirement de point de vue et la raison donnée à celui qu’il avait abandonné, donnant corps à tous les cauchemars dans une promesse d’apocalypse absolument terrifiante.
Mais à bien y regarder, Nichols propose autre chose : la tempête identifiée via le langage des signes par la fille ; la complicité de deux êtres amoureux : l’acquiescement de Samantha face à son mari, et une phrase, « OK » qui lui redonne sa place. Le monde va à sa perte, mais la confiance est retrouvée. Le monde s’achève, mais les parents s’aiment : cette victoire contre la solitude et l’incommunicabilité transcende le sort de l’univers.


You are like a hurricane
There's calm in your eye.
And I'm gettin' blown away
To somewhere safer where the feeling stays.
I want to love you but I'm getting blown away.


(8.5/10)


https://www.senscritique.com/liste/Integrale_Jeff_Nichols/1599933

Créée

le 23 mars 2016

Critique lue 6.8K fois

176 j'aime

21 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 6.8K fois

176
21

D'autres avis sur Take Shelter

Take Shelter
takeshi29
9

D'ores et déjà un classique

Si vous n'êtes pas contre une bonne dose de cinéma anxiogène, ou si vous aimez Terrence Malick, ou si vous frissonnez encore en vous remémorant le dernier plan de "Melancholia" (1), ou si vous êtes...

le 18 mars 2012

87 j'aime

10

Take Shelter
guyness
7

Twist lent au bal orageux de la fin du monde

Bâtir un film sur son dénouement est éminemment casse-gueule. D'autant que d'entrée de jeu, seule deux options sont proposées: soit notre héros est fou, soit il est visionnaire. De ce nœud classique...

le 22 mai 2012

81 j'aime

10

Take Shelter
Miho
5

Protège-moi

Après son remarqué Shotgun Stories, Jeff Nichols fut consacré cette année lors de la Semaine de la Critique à Cannes avec Take Shelter, chronique sociale et familiale matinée d'ambiance paranoïaque...

Par

le 13 juin 2011

65 j'aime

7

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

716 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53