Les sentiers de la rédemption
La statue de la liberté qui accueille un bateau parmi tant d’autre tourne le dos au spectateur dans le premier plan, laissant deviner la silhouette d’un homme attendant le débarquement des immigrants ; bienvenue en Amérique, où l’on vous piège dès l’entrée sur le territoire. De la liberté, il ne sera presque jamais question. La vie est un show mensonger, où un illusionniste s’enfermant dans une camisole fera oublier un soir durant les conditions de détention à Ellis Island. Un théâtre au rabais, un défilé de putes dans un tunnel de Central Park. L’Amérique est un mythe, au sein duquel on cherche un nouvel eden, ici en l’occurrence la Californie : le rêve n’aura jamais de point d’arrivée.
Dans ce panier de crabes, l’arrivée d’Ewa met en place une initiation sur le mode de la violence feutrée. Le parti pris de Gray est ici clairement assumé : nous proposer une tragédie et le tableau d’une société violente et liberticide, mais avec les couleurs d’un Delatour. Les lumières mordorées, les visages splendidement éclairés laissent sourdre dans cette obscurité généralisée des saillies d’espoir et une attention de plus en plus accrue aux sentiments.
Cotillard, aux antipodes d’un rôle comme celui de De rouille et d’os, est, reconnaissons-le pour une fois, assez impressionnante de pudeur et de retrait. Son visage à la fois humble et durci par les épreuves fascine autant qu’il touche, d’autant qu’il porte à lui seul les marques d’une violence la plupart du temps hors-champ : le viol, la prostitution, le meurtre, même, sont toujours désactivés au profit de la lecture corporelle et émotionnelle des personnages.
Tant qu’il n’insiste pas sur l’écriture tragique, Gray peut compter sur la finesse de sa mise en scène pour donner de l’intérêt à son récit. Hélas, les développements de son intrigue ont tôt fait d’émousser cette délicatesse. L’inversion du pouvoir, le revirement des situations se font au mépris de la cohérence pourtant solide des débuts ; la précipitation des péripéties n’est pas particulièrement habile, et, surtout, l’évolution du personnage de Phoenix suit la gradation d’un comédien toujours avide d’en faire le plus possible. Sa tirade finale, déclamée avec une mâchoire déboîtée, sent vraiment la contrainte de l’acteur avide de défis stérile, et se révèle franchement poussive. (On ne pourra qu'être rassuré par sa récente prestation dans Her, susceptible de nous réconcilier avec un comédien capable encore du meilleur)
Le talent de Gray, tant dans la mise en scène que la délicatesse de l’écriture, n’est plus à prouver. Force est de constater, avec regrets, qu’il se fourvoie un peu sur cette tentative, pris au piège de la surenchère de ses propres procédés.