Inarritu dit un au-delà de la violence – puisqu’après avoir tout subi, Glass / Di Caprio, mutilé, dépecé, écorché, égorgé et finalement enterré, au-delà de toutes les douleurs, passe effectivement de l’autre côté, au-delà de la mort – sans pour autant que son retour au pays des vivants change quoi que ce soit à la suite – il va subir à nouveau les mêmes horreurs, les mêmes tortures …


Inarritu dit aussi, aux lisières du monde, le mal absolu. Ici, quelque part en enfer, tout est porteur de mort – de la nature, désert gelé, entre faim extrême et froid ultime, aux animaux, des Indiens aux blancs égarés, la survie des uns ne passant que par la mort des autres, et toujours dans un pandémonium de violence. Et c’est dit, écrit, de la façon la plus explicite, sur l’écriteau accroché sur le corps d’un indien pendu, sans aucune autre raison apparente – « nous sommes tous des sauvages ».


On pourrait multiplier les références, rechercher les citations. Beaucoup sont évidentes : pour le thème et pour le cadre, historique et géographique, le Dernier des Mohicans, avec la poursuite sur le fleuve (mais la dérive fluviale d’Aguirre n’est pas non plus si loin), pour la confusion des luttes entre les tribus, pour la présence assez peu glorieuse des Français, pour la survie des trappeurs, pour l’homme à la croisée de ces mondes, entre indiens et trappeurs et pour la mort du fils, descendant ultime dont le nom même, Hawk, évoque aussi le héros de Fenimore Cooper. Mais The Revenant est une parabole, pas un récit historique.


Une parabole à la façon de Jeremiah Johnson ? On peut aussi penser que toutes les horreurs présentes dans The Revenant ont finalement un impact moins puissant que la violence retenue et pourtant si forte de Jeremiah Johnson. En réalité Inarritu se soucie peu des codes, des règles non écrites à l’œuvre dans ce monde et qui régissent les relations entre la nature et les hommes – son propos est bien plus primaire et réduit à des purs rapports de violence, sans pour autant qu’il en paraisse plus réaliste.


Inarritu tente en fait de lier, de concilier, de réunir deux perspectives opposées – le survival, avec de multiples séquences presque pédagogiques (comment faire du feu, chasser, construire une cabane, un abri pour la nuit, pratiquer l’automédication, jusqu’à la chirurgie quand la suture finit par se confondre avec la soudure …) et le film contemplatif. Certains n’hésitent pas à évoquer Tarkovski, pour ses décors sinistrés ou pour la cohabitation des éléments, l’air, le feu et l’eau, omniprésente. Ou encore, et plus sûrement, Terence Malick – pour son mysticisme panthéiste, pour des plans récurrents dans l’œuvre de Malick, les arbres géants saisis en contre-plongées vertigineuses, directement empruntés et multipliés à l’infini – mais avec , à nouveau, une mystique des plus simplistes : la force, la stabilité, la fiabilité des troncs, par opposition à l’éparpillement des branches , ou ce personnage de Christ recrucifié, dont l’aspect finit par se confondre de plus en plus avec la bestialité première.


On peut dès lors se demander si la seule originalité, le seul apport d’Inarritu ne relèvent pas de la surenchère dans la démesure baroque – et seulement de la surenchère : plus grand, plus beau, plus atroce, plus long, beaucoup plus long. Ou bien, autrement dit, comme si son apport ne tenait que dans les excès de la réalisation – comme un grand exercice de style, avec pour affirmation essentielle quelque chose comme je suis le meilleur.


Mais il faut éviter le procès d’intention – et plus simplement se laisser aller au plaisir du cinéma, vivre, avec le réalisateur et ses personnages de grands moments de cinéma. Images et séquences d’anthologie se succèdent alors : l’extraordinaire bataille d’ouverture, en plans séquences et caméra portée d’une extrême fluidité, totalement immersive, où la violence et la peur fondent aussi sur le spectateur ; le long travelling sur l’univers gelé avec la montée en puissance, en surpuissance de la musique de Sakamoto jusqu’à l’arrivée sur la cohorte des bisons ; la scène fabuleuse de l’éviscération du cheval (de l’art de préparer, en catastrophe, une chambre d’ami) – et des images inoubliables célébrant la splendeur de la nature, la minuscule silhouette de l’homme égaré dans un gigantesque cirque montagneux, les éclats des feux au milieu du désert glacé, tout cela dans des couleurs essentiellement réduites au noir et au blanc.


Ces splendeurs permettront de passer sur les erreurs qui entachent la narration : l’histoire parallèle, mais très mal valorisée et très mal intégrée à l’épopée vengeresse de Glass/Di Caprio, de la prisonnière du désert glacé , la faiblesse des différents rêves et des références à la vie passée du héros, la durée vraiment excessive de plusieurs scènes - en particulier le dernier duel, incontournable du western, à l’arme à feu, à l’arme blanche, à mains nues, vraiment très long. Et on passera aussi sur des bisons et sur un ours un peu top numériques.


On pourra aussi relier ce film à une thématique chère à Inarritu, depuis Amours chiennes – le retour à l’animalité originelle, première, primale qui court tout au long du film et en marque même l’évolution : le combat avec l’ourse, très étrange, et qui tourne à un quasi viol ; la renaissance nue et ensanglantée, fœtale, à l’intérieur du cheval évidé ; la perte de la parole désormais réduite à des grognements à peine audibles ; la confusion entre la chevelure de l’homme, sa barbe avec ses fourrures … The Revenant reste bien en cohérence avec l’oeuvre d’Inarritu.


Et puis on peut aussi considérer que la durée, sans doute excessive, du film était aussi la seule façon de traduire, de la façon la plus physique, non seulement la force du calvaire de Glass mais aussi la durée de son épreuve, à, pieds et même en rampant dans les immensités gelées. Et la splendeur, sans doute excessive de la réalisation, à travers les épreuves énormes auxquelles réalisateur, acteurs et techniciens étaient confrontés en permanence, est sans doute la meilleure façon de traduire les épreuves vécues par le héros – et avec le «triomphe » du héros (très hébété dans le gros plan ultime du film, plus que long) de marquer aussi le triomphe de la réalisation.

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le 6 mars 2016

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