Auréolé de ses prix glanés à la Semaine de la critique à Cannes, trois prix exactement, décernés entre autres par des cinéastes présidentes du jury qui elles-mêmes nous ont donné des films tout à fait regardables (Andrea Arnold & Rebecca Zlotowski), The Tribe est un film important qu’il est cependant difficile à défendre .
Tourné entièrement en langue des signes, sans sous-titres ni carton d’aucune sorte, avec des acteurs sourds-muets non professionnels, The Tribe peut être traité d’expérimental, en ceci que le spectateur y fait l’expérience d’un visionnage nouveau, où on peut compter uniquement sur ses yeux pour tenter de comprendre ce qui se passe, pendant que paradoxalement , un certain nombre de bruits l’envahissent de manière sensorielle.
Cette histoire mafieuse et tragique d’un amour impossible en milieu hostile commence pourtant tout doucettement, avec l’arrivée du jeune Sergueï à son institution spécialisée pour sourds-muets. C’est la rentrée, et avec l’un des premiers longs plans-séquences qui vont constituer la structure du film, on aperçoit un tableau idyllique des enfants et adolescents sourds-muets et de leurs familles, ainsi que tout l’encadrement de l’institution, dans une communion joyeuse, presque un bonheur de se retrouver tous ensemble ici.
L’endroit est pourtant peu avenant, les murs craquellent de partout, et passée une séquence avec un cours d’histoire qui aurait pu avoir lieu dans n’importe quel autre lycée, avec ses chahuteurs, ses élèves timides, sa prof pédagogue mais ferme, le tout livré sans mode d’emploi, mais en même temps se passant de toute explication, passée cette séquence donc, on sent très vite que cette bonne ambiance ne va pas durer.
De fait, ce pensionnat est un endroit à fabriquer des sauvages. Les jeunes sont absolument livrés à eux-mêmes, Sergueï est balloté de chambre en chambre avant de trouver un semblant de place. Les officiels semblent avoir disparu de la surface de la terre, et on y rentre et sort comme d’un moulin : à minuit, les petites frappes qui font office de mafieux font sortir les jeunes filles pour les livrer à une prostitution crasseuse avec les routiers du coin. On s’aperçoit qu’évidemment, un des professeurs encadrants est complice, jusqu’à conduire lui-même la camionnette pour ces expéditions nocturnes.
Myroslav Slaboshpytksiy réussit cette gageure de vouloir faire entrer le spectateur dans son film sans explication littérale : les gestes, les expressions, les interactions entre les personnages suffisent. Une histoire qui lui est tue est pourtant en train de se dessiner sous les yeux ébahis du spectateur. Chaque action prend sans aucune stylisation des airs de chorégraphie, tant les jeunes sont dans la nécessité de s’exprimer « bruyamment » , que ce soit par les gestes amples du langage des signes, ou des tapes sonores pour interpeller l’autre. Une scène en particulier est frappante de ce retour aux origines : après avoir attaqué un passant rentrant du supermarché, « the tribe » se partage le butin, deux pauvres sachets en plastique contenant essentiellement de l’alcool. A la lueur de la lumière blafarde, ces jeunes qui s’agitent sans un mot autour des sachets ont tout d’une meute animale.
Il est regrettable que Myroslav Slaboshpytksiy ait cédé à la facilité de la surenchère pour affirmer son propos. Il n’est pas besoin de certaines scènes traumatisantes pour comprendre que la douleur peut faire hurler un mort, ni de voir des scènes sexuelles in extenso (toujours l’idée de ses plans séquences, de l’obligation de ne rien mettre en hors champ, du fait du mutisme des personnages) pour comprendre que la jouissance sexuelle est universelle…
Il n’est pas besoin d’appuyer autant pour comprendre que l’ histoire d’amour (ou de sexe) en train de naître entre Sergueï et Ana , l’une des deux « prostituées », est le grain de sable qui va enrayer la machine bien huilée du système mafieux mis en place dans cette zone de non-droit, de non-loi.
Ce film laisse un malaise certain après visionnage, non pas qu’il soit plus violent qu’un autre, mais sans doute parce que le procédé de Myroslav Slaboshpytksiy, l’imagerie qu’on accole à des personnes « handicapées » et donc forcément bonnes, notre manque de parfaite compréhension de ce qui se passe réellement, l’isolement de celui qui est sourd-muet face à un danger, tout ce contexte rend les scènes violentes de ce film à la limite du supportable, à la limite du nauséabond.
Pour dérangeant qu’il soit, désagréable par endroits, The Tribe est cependant une expérience de cinéma qu’on aurait tort de bouder. Ce film muet nous décrasse les oreilles comme jamais, et nous décille les yeux tout autant. Myroslav Slaboshpytksiy a choisi l’hiver pour le tourner, et le crissement des pas sur la neige, les batailles feutrées comme au ralenti, ou à l’inverse, les fracas de la violence, tout cela accentue encore cette impression. Haut les cœurs, donc, et en avant pour The Tribe.