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Si on devait retenir une image de Tangerine, c’est celle-là : Sin-Dee Rella ( !), de dos, ses pauvres collants ruinés, ses bottes usées claquant sur le bitume de Los Angeles au rythme d’une musique toute aussi énervée qu’elle (Team Gotti Anthem de DJ Lightup & DJ Heemie notamment ). La séquence nous dit qu’elle va nous emmener loin, et que Sean Baker va nous emmener loin. Un rythme trépidant, une allure rageuse et fière qui interpelle d’emblée…


Fraîchement sortie de prison après une détention de 28 jours, Sin-Dee (Kitana Kiki Rodriguez) retrouve sa meilleure amie Alexandra (Mya taylor). C’est Christmas Eve, 20° à l’ombre sous le soleil californien, et juste assez de sou en poche pour qu’elles puissent se partager un donut à paillettes en guise de repas de Noël. Sin-Dee et Alexandra sont des prostituées transgenres comme beaucoup des travailleuses du sexe de ce côté-ci d’Hollywood.


Amies dans la vraie vie, les deux apprenties actrices s’en sortent très bien, et délivrent une prestation pleine de complicité et de naturel. Sean Baker habite dans le voisinage de ce quartier chaud jamais montré ou très rarement dans aucun film, dans aucune série. Comme à son habitude, son idée de départ est de montrer des sentiments ordinaires et familiers vécus par des protagonistes qui sortent de l’ordinaire. Ici, les sentiments auxquels tout le monde peut s’identifier, c’est l’amitié, l’amitié entre ces deux femmes, et les protagonistes hors des sentiers battus, ce sont des femmes transgenres déjantées, différentes mais complémentaires. La tonalité générale du film est l’humour, et comme Mya Taylor le dit dans une interview « Si on est obligé de se prostituer parce que personne ne veut offrir un job à un(e) transgenre, et qu’on est obligé de faire ces trucs insensés avec les clients, alors on est forcé de rire, et de rire de soi-même pour continuer à flotter, sinon c’est le suicide assuré ». Alors, les punchlines fusent, écrits ou improvisés, illustrant des saynètes de la vie quotidienne des habitants de ce quartier (les filles, les macs, les propriétaires de maisons de passe, les petits fast-foods du coin où les transactions les plus illégales ont lieu à toute heure du jour sous les yeux plutôt bienveillants des flics de quartier) …


Le scénario de Sean Baker n’est pas bien compliqué. Alexandra va révéler à son amie que Chester (James Ranson), son mac, lui a été infidèle pendant son absence, avec une « morue blanche » qui plus est (une morue est une fille cisgenre dans le langage fleuri des filles, « avec un vagin et tout »). Sin-Dee va alors entreprendre un road-movie à pied pour essayer de dénicher sa rivale Dinah (Mickey O’Hagan), avec Alexandra par intermittence dans son sillage (cette partie de la ville n’étant pas si étendue, tout le monde finit toujours par se recroiser). Un scénario pas compliqué, mais finement écrit, car c’est un vrai voyage quasi-documentaire que le spectateur fait, à la découverte d’un monde qui lui était inconnu, où des couches de déconnade cachent des couches de souffrance humaine, où le mobilier urbain permet des usages insoupçonnés (au hasard, les stations de lavage de voiture), où le langage est imagé, riche et coloré (« You didn’t have to Chris Brown the bitch », dit Alexandra à Sin-Dee après que celle-ci a enfin pu « corriger » Dinah).


On rit vraiment beaucoup dans Tangerine. Mais on rit jaune aussi, tant les situations présentées sont souvent poignantes. La solitude des personnages est ce qu’il y a de plus émouvant dans ce film. Seule, Dinah, quand après avoir été traînée par les cheveux d’un bout à l’autre de la ville, elle trouve porte close, même devant sa minable maison de passe. Seule, Mya, quand elle chante devant cinq clients du bar où elle est venue pour essayer de se faire remarquer, et en graissant encore la patte du taulier. Seule, Sin-Dee, quand elle découvre d’autres vérités sur Chester et son entourage.
Seul aussi Razmik (Karren Karagulian), un chauffeur de taxi d’origine arménienne, qui, comme Roberto Benigni dans Night on Earth de Jim Jarmusch (1990), trimballe des clients loufoques et hauts en couleurs dans tous les coins de la ville entre les petites passes qu’il s’octroie. Marié, un enfant, une acariâtre belle-mère à domicile, Razmik n’aime en effet rien de plus que les filles du croisement entre Highland Boulevard et Santa Monica Boulevard, avec leurs seins proéminents et leurs attributs que « dans ce monde si cruel, Dieu [leur] a donnés ». Les épisodes avec Razmik entrecoupent ceux avec les deux amies dans un montage alterné qui imprime le bon rythme au film


Tangerine est un film indépendant réussi, parce que parfaitement maîtrisé par son auteur, parce que bien pensé au niveau de la mise en scène et du montage (maintenir une cohésion dans un film composé de plusieurs petits récits n’est pas si facile), parce que bienveillant à l’égard de ses acteurs qui sont presque tous des non professionnels, parce que moderne et sauvage en termes de musique, avec une excellente bande-son supervisée par Matthew Smith (Les bêtes du Sud sauvage) , et parce qu’innovant aussi en termes techniques. Pour des raisons de budget, mais également de confort face à des acteurs peu habitués aux caméras, Sean Baker est officiellement le premier cinéaste à tourner avec des iphones 5S (3) modifiés, agrémentés de lentilles anamorphiques pour le format 1 :33, d’un stabilisateur, et d’une application à 7 USD qui les transforme en vraies caméras, additionnés de beaucoup de travail en postproduction. Beaucoup de choses ont été écrites sur cette prouesse, et même si on doit la saluer comme telle, tant l’image de Sean Baker et de Radium Cheung est irréprochable, il ne faudrait pas cantonner le film à cela.


Pas loin d’être un des meilleurs films de 2015, Tangerine hantera longtemps le spectateur, avec ses magnifiques interprètes, ses couleurs sursaturées qui donnent d’Hollywood et de Los Angeles une forme de vie que le béton et les vitres qui l’envahissent peinent désormais à transmettre….

Bea_Dls
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le 28 janv. 2016

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Bea Dls

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