Une femme sous influence représente à plus d’un titre un sommet cinématographique. L’un des plus grands films sur la folie, sur la famille, sur la collectivité et le quotidien ; l’une des performances d’acteurs les plus éblouissantes, portée par l’impériale et unique Gena Rowland, secondée par un Peter Falk splendide de fragilité ; mais aussi une somme pour Cassavetes qui parvient à combiner toute la force singulière de ses expérimentations précédentes (Shadows, mais surtout Faces et Husbands) en les alliant à un récit plus conventionnel. Insertion de musique, trame narrative forte, Une femme sous influence est la synthèse parfaite de son cinéma.
Les nouveautés générées par son sujet permettent une exploration encore plus accrue de la complexité humaine. Là où les films précédents captaient des instants exacerbés, des nuits de beuverie ou des déchirements, cet opus traite avant tout de l’intégration de la folie dans un cadre ordinaire. Mabel doit faire face à sa famille ou les collègues de son mari dans des séquences qui distillent le malaise avec une maestria unique. L’équilibre hystérique, où tout le monde craquait de concert, est ici rompu par le regard embarrassé de la société qui investit régulièrement le domicile familial, tout comme celui des enfants ou des proches.
Sur cette rythmique unique des échanges dilatés jusqu’à la rupture, Cassavetes compose une partition chaotique et pathétiquement cohérente. Tout n’est que frénésie, revirements, allées et venues qui ne fonctionnent pas, minées par l’aliénation de Mabel qui contamine involontairement son entourage. Face à elle, Nick est tout aussi instable, exigeant avec une insistance embarrassante qu’elle soit elle-même, de mener des conversations « normales », invitant 60 personnes pour son retour avant de les virer au dernier moment, transformant une virée à la plage en punition pour ses enfants…
C’est là tout le puissant paradoxe du film : traité comme un documentaire, d’une authenticité précieuse, il dit la quête effrénée des personnages d’une normalité qui leur est refusée. Puissamment humain, à hauteur d’individu, le cinéaste nous plonge dans les remous de destinées dépassées, et pour qui l’enfer est pavé des meilleures intentions. On a rarement atteint avec une telle finesse ce point d’équilibre du pathétique, tant dans l’interprétation habitée de Rowland que dans sa réception par son entourage. Grâce à cette immersion dans de longues scènes gravissant par paliers successifs les degrés du malaise et de la tension, Cassavetes fait de nous des membres de la famille : notre embarras est celui des personnages, notre attente est la leur. Dès lors, certaines séquences prennent une dimension absolument bouleversante, comme la sortie de voiture par Mabel sous la pluie ou son ouverture des cloisons à la rencontre de ses enfants.
Jusque dans son dénouement, assez proche de celui de Faces et qui désactive le climax qu’on croyait inévitable, Une femme sous influence sonne juste, et combine avec génie le quotidien et l’extraordinaire de la folie, nous rappelant notre fragilité face à l’adversité et l’espoir que le temps qui passe ne cesse pourtant d’y infuser.
Une leçon, un poing dans le ventre, des raisons de pleurer et une empathie pour le genre humain : la quintessence du cinéma de Cassavetes.
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