Pour tout dire et en guise d'introduction, il me faut préciser que ce film m'habite depuis quelques années et qu'il me fait beaucoup réfléchir sur la féminité, le couple et des tas d'autres choses à chaque fois que je le visionne.
Remontons aux origines...
Début des années 70 !
John Cassavetes et Gena Rowlands forment l'un des plus beaux et talentueux couples d'Hollywod.
Gena est la muse éternelle de son mari.
Ce film prend racine dans le questionnement de Gena quant aux problèmes des femmes de son époque. J. C. s'inspire de leurs conversations pour écrire une pièce de théâtre qui mettra en scène une femme de son époque aux prises avec son rôle de femme, d'épouse, de mère et les tourments de son époque, la liberté qu'elle lui offre ou semble lui offrir.
En effet, cette liberté est toute relative et n'est qu'apparence. On attend d'une mère qu'elle le reste, qu'elle ait un comportement digne de ce rôle.
Leur collaboration intime et artistique sera d'une longévité incomparable (35 ans quand même !) et sera à l'origine de films immenses, qui ne ressemblent qu'à eux-mêmes, emplis d'une émotion absolument palpable à l'écran car malgré la renommée et la reconnaissance, le couple n'a jamais flirté avec la moindre facilité. Faute de financements, ils misent tout, leur maison, leurs amis à qui ils empruntent et leur carrière, pour défendre des projets auxquels personne ne veut croire.
1974 : J. C. écrit un personnage d'une telle intensité que la pièce dans laquelle Mabel évolue ne va pas pouvoir être jouée très longtemps. Gena est épuisée et se trouve dans l'impossibilité de l'incarner chaque soir sur les planches.
A partir de là l'idée vient au couple d'en faire un film. De là vient le nombre très limité de séquences qui composent les 155 minutes de métrage.
Proche d'un célèbre inspecteur de télévision, ce dernier va produire le film et en acceptant d'interpréter le rôle masculin principal permet au film de voir le jour. Il sera Nick, le mari de l’héroïne, rôle pour lequel il ne se fera pas payer. Il est enthousiasmé par la puissance du script.
Ils font tourner leur famille (les mères de John et Gena, leurs enfants font partie de la distribution) et John engage même ses élèves comme techniciens.
Oui, c'est avant tout un film d'amour fait en marge du système et farouchement indépendant.
Entre celui là et son Opening night, j'ai du mal à faire un choix mais je pense que l'autre est plus accessible.
Le point fort de cette femme sous influence est l'énergie vitale qui se dégage de la caméra de J.C. et de la manière dont il filme ses personnage sur la corde raide. Le cadrage mis en place par le réalisateur est étroitement dépendant des corps des comédiens, de leurs mouvements, déplacements brusques, spontanés et irrépressibles. Il peut paraître un peu épileptique/approximatif à ceux qui sont hermétiques à cette étroite mise en relation tout en entretenant un sentiment d'instabilité. Il montre ainsi que les personnages sont si forts que le cinéma n'est pas à mêle de les restituer dans leur intégr(al)ité. Malgré cette ahurissante proximité, il n'y a aucune contemplation mais une volonté déterminée de donner à partager la psyché de personnages humains et rien qu'humains. Le visage de sa femme devient le livre dans (sur) lequel on lit toute les émotions du monde. On passe d'une immense tendresse à une rage excessive. Tout est démesuré.
Gena Rowlands offre à son époux une performance hors normes, complètement hallucinante qui restera dans toutes les mémoires de cinéphiles. C'est un tourbillon d'émotions vives.
C'en est d'ailleurs honteux que l'Oscar de la meilleure actrice ait échappé à l'actrice qui a su faire passer de telles choses de manière si admirable. Peter Falk n'est pas en reste, loin de là. Son personnage est remarquablement écrit et complexe. Lui aussi est pris entre deux époques, deux mondes et des sentiments contradictoires qu'il va devoir apprivoiser.
C'est un homme qui désire que sa femme reste à sa place, qu'elle fasse le dîner et s'occupe des enfants pour que lui se consacre à son travail et à ses copains. Parallèlement, c'est un amoureux magnifique et splendide qui réalise que les états d'âme d'une femme ne sont pas anodins, que la personne qu'il a épousée est un être complexe qui a ses besoins et demande de l'attention. Face à la fragilité de cette femme, il ne saura d'abord réagir que par l'inaction. Il ne sait pas. Sa force est qu'il va apprendre. Il va la décharger des enfants pour qu'elle prenne soin d'elle. Ce sera une occasion de se rapprocher de ces étrangers qu'il connait à peine.
Car ce film est avant tout une histoire d'amour. C'est cette évolution par amour qui est bouleversante. Il commence par la condamner puis prend sa défense et enfin la soutient indéfectiblement.
Il va l'aider à faire face à son mal-être, à sa maladie en apprenant à s'impliquer dans sa vie. Il va devenir acteur et non simple spectateur. Il va agir et non plus subir les autres, leurs regards et leurs jugements.
Durant les 90 premières de l'oeuvre, on ne quitte pas Mabel que l'on suit dans son quotidien et que l'on voit perdre pied et s'enfoncer dans ses obsessions et son délire. La frontière entre la fragilité et la folie est ténue et là, elle n'a plus aucun corps si ce n'est celui de Gena, éblouissante de tension et de vérité constamment à l'écran durant cette heure et demie. Elle habite le film de sa présence tout en étant perdue en elle-même. Fascinant !
On peut refuser d'entrer dans cette spirale avec Mabel, c'est légitime. Elle est tellement proche de nous que sa fragilité fait peur et nous rend ce portrait de femme insupportable. Accepter ses propres failles nous permet d'essayer de comprendre le personnage.
J.C. signe ici son oeuvre la plus pessimiste, nous montre au delà de ses personnages, une middle class en quête désespérée d'une normalité fantasmée qui rend l'existence insupportable. Ce besoin, cette volonté de passer inaperçu, de se couler dans un moule garant de sécurité mais trop étroit, écrasant pour un être humain généralise la maladie de la jeune épouse à la société américaine dans son ensemble.