Deux après le triomphe de Rashomon, marquant l'ouverture du public occidental au cinéma japonais, Kurosawaest porté par cette reconnaissance internationale. Il réalise ainsi Ikuru ('Vivre') en 1952, film d'une grande beauté. Un narrateur, qui reviendra plus tard pour d'autres interventions cruelles mais justes, introduit Kenji Watanabe, objet d'un cancer fatal. Il présente cet homme comme un mort-vivant, depuis déjà une dizaine d'années. Bureaucrate besogneux et consciencieux (génialement interprété par Takashi Shimura), il s'est laissé enterrer par l'administration. Il n'a ni perspectives ni présent valable et naturellement aucun bonheur. Lorsqu'il rentre chez lui, c'est pour cohabiter avec un fils et son épouse n'ayant aucune considération pour lui ; maintenant qu'il ose s'ouvrir à eux, il est sermonné, car il gêne leurs plans. Qu'il passe plutôt ses six derniers mois en silence comme il l'a toujours fait.
Il lâche alors son boulot et cette vie d'abruti civilisé. Au lieu de demeurer dans une aliénation inutile, vivre !, donc. Même si c'est au sein d'une société inique. Kenji essaie de se divertir, de 'profiter' de l'existence, mais ne trouve ni satisfaction, ni plaisir. Il sait qu'il va mourir ; et « vivre » ainsi, prendre du bon temps et explorer les possibilités de la vie urbaine, il l'a peut-être déjà fait il y a longtemps. Il lui faut autre chose. Il s'engagera pour une cause. Ainsi du focus sur la version molle et minable d'un tropisme kafkaien, Kurosawa passe au démenti. Il ne promet pas de mettre un terme aux forces d'inertie ni à la mesquinerie, qu'elle soit individuelle ou institutionnalisée, mais montre qu'un dépassement est possible : il ne sera pas récompensé, il sera rayé par les agents serviles et atones du pouvoir, mais il sera, néanmoins. Le tribunal de la société est méprisé par Vivre !.
À un moment le taciturne s'enflamme mais cela n'en vaut pas la peine ; et puis cette flamme ne sera tolérée par personne, la joie superficielle ou la médiocrité valent mieux. Kenji ne se préoccupe pas 'd'exister' et il a raison. Ce serait aussi vain que les distractions offertes par le monde de la nuit. Il faut en finir avec les compensations. Il affirme sa vitalité, envers et contre tout, sans corrompre celle des autres, sans plus faire cas des jeux sociaux. Mais c'est un homme simple et peut-être aussi un peu lent, il ne s'évadera pas de façon flamboyante ou intrépide : pourquoi faire, pour être un modèle récupéré, pour être accepté en surface par d'autres ? Il se tourne néanmoins vers l'extérieur, ou plutôt cherche à obtenir là un résultat, maintenant qu'il est en phase avec son énergie. Il consacre le(s) reste(s) de sa vie aux autres, pour la construction d'un parc repoussée par l'administration ; son ego est déjà disposé, déjà envolé depuis si longtemps.
La dernière partie du film se déroule sans Kenji. Sans surprise il est rayé du monde avec méchanceté, attirant sur lui la médisance, le mépris et même les projections. Ses camarades de travail sont les plus acerbes et exécrables. Mais des témoins de l'action de Kenji circulent et des parts de vérité avec. Kenji, le petit bureaucrate de rien du tout, le petit fantôme neutre, devient un personnage à recomposer, dont on (re)découvre les facettes ensevelies par trente années de labeurs absurdes et au moins autant de gâchis. À la fin les fonctionnaires réunies pour la cérémonie s'inclinent devant leur héros, celui qui a su s'émanciper, même si c'était très tard. Ils s'exclament que la corruption est un mal anodin par rapport au rouleau-compresseur hideux de leur corporation ré(g/p)ressive. Mener des actions bonnes et utiles quand on a raté sa vie et qu'on est mort trop vite est une alternative digne, louable. Des vœux pieux sans doute, la conscience s'efface devant les impératifs vulgaires, la justice devant les forces d'inertie. Mais un petit homme insignifiant a accepté son destin plutôt que les lois d'une société ingrate et il a agit pour le mieux.
Autres films de Kurosawa critiqués :
http://www.senscritique.com/top/Les_meilleurs_films_de_Akira_Kurosawa/764492
https://zogarok.wordpress.com/2015/02/13/vivre/