Les années 50 ont constitué une sorte d’Âge d’Or pour Akira Kurosawa. De nombreuses récompenses internationales (Oscars, Lion d’or, Ours d’argent…) et d’imposants succès publics et critiques ont couronné une liste impressionnante de chefs d’œuvre qui ont marqué des générations de cinéphiles et de cinéastes : Rashomôn, L’Idiot, Les Sept Samouraïs, Le Château de l’Araignée, La Forteresse cachée, etc.
Réalisé après L’Idiot, Vivre fait incontestablement partie de cette filmographie grandiose. Outre sa technique habituellement exceptionnelle, Kurosawa fait preuve ici d’une grande intelligence et d’une profonde originalité dans sa façon de raconter cette histoire paradoxale de mort et de vie.
Pourquoi paradoxale ?
Parce Vivre narre l’histoire d’un homme qui était mort sans le savoir, et qui revient à la vie en apprenant qu’il est condamné. Le film débute d’ailleurs sur ce couperet qui arrive sans prévenir, de façon abrupte. La première image nous montre une radio, et le narrateur nous explique le diagnostic fatal. A ce moment-là, Watanabe ne sait encore rien et nous, spectateurs, ne le connaissons pas encore.
La même voix off va donc nous dire qui est Watanabe. Un mot est employé alors : « mort-vivant ». Le personnage, incarné par un prodigieux Takashi Shimura (qui avait joué jusqu’alors dans quasiment tous les films du maître), ne vit pas. Il parcourt l’existence avec une indifférence morne. De même qu’il classe les paperasses sans vraiment s’intéresser à ce qu’elles contiennent, on devine qu’il passe les jours sans profiter un seul instant de ce qu’il pourrait en tirer.
Cette impression d’un personnage déjà mort est encore renforcée par son fils, qui n’hésite pas à affirmer que, vu l’âge de son père, il pourrait bien lui donner son argent. En bref, lui aussi considère Kanji comme déjà mort et veut sa part d’héritage.
C’est là que le film va vraiment débuter. Un film en trois mouvements, une quête de la vie en trois périodes. Dans la première partie, Watanabe se laisse entraîner dans le monde nocturne plus ou moins interlope de la grande ville. Alcools, filles, cabarets et noctambules, il va tenter d’oublier sa condamnation à mort. Cela donnera lieu à des scènes sublimes, comme sa rencontre avec un écrivain. Mais le constat sera un échec : rien ne semble pouvoir le distraire (au sens pascalien du verbe, c’est-à-dire lui faire penser à autre chose qu’à sa destinée mortelle). Même dans ce cabaret joyeux, entouré de filles et fortement aviné, il reviendra à sa maladie le temps d’une chanson sur la rapidité du temps qui passe, chanson qui donne lieu à une prestation exceptionnelle de Shimura et qui constitue une des scènes les plus fortes du film.
Le deuxième mouvement met en relation Watanabe et une de ses employées qui s’apprête à démissionner. Construite sur un rythme plus lent, cette séquence va avoir un rôle essentiel dans l’histoire, puisqu’elle va permettre à Watanabe de comprendre ce qui lui manquait : bâtir quelque chose ! Cette partie s’achève d’une façon aussi abrupte que significative : Kanji est de retour dans son bureau, mais sa présence y est strictement contraire à la scène d’ouverture. Alors qu’au début il était un employé replié sur lui-même, écrasé par la paperasse, harassé par une non-vie qui en avait fait un cadavre ambulant (une Momie, selon le surnom qui lui était donné), le voilà désormais bien vivant, énergique, décidé à agir, prenant son dossier à bras-le-corps. Même physiquement il a changé, il s’est redressé, son regard s’est relevé. Le mort anticipé est revenu à la vie.
La troisième séquence montre toute l’audace narrative de Kurosawa. Après une ellipse de cinq mois, nous nous retrouvons face à un autel funéraire sur lequel trône la photo de Watanabe. Sa famille, ses amis, ses collègues, ses supérieurs (jusqu’à l’adjoint au maire) sont venus pour se recueillir (et boire) à la mémoire du fonctionnaire. On évoque son souvenir. On mentionne son fameux projet, celui qui l’a fait revivre, la construction d’un parc pour enfants sur un terrain préalablement assaini.
C’est là aussi qu’éclate de façon évidente une des ambitions de Kurosawa lorsqu’il a réalisé ce film : attaquer frontalement la bureaucratie nippone de son époque. Alors que l’adjoint au maire et les différents chefs de service s’auto-congratulent en s’attribuant les mérites du parc, les flashbacks judicieusement situés montrent aux spectateurs la détermination de Watanabe face à l’inertie de ses supérieurs.
Clairement, la bureaucratie représente la mort. C’est le domaine de ces « cadavres ambulants », momifiés dans des attitudes ultra-codifiées. S’il en fallait une preuve, il suffit de voir ce qui se passe lorsque les gratte-papiers s’en vont : d’un seul coup, la scène semble reprendre vie. On s’installe, on mange, on boit, on discute librement.
En conclusion, Vivre fait indiscutablement partie des œuvres maîtresses de Kurosawa. Les scènes sublimes s’enchaînent, la maîtrise technique du cinéaste se met au service, une fois de plus, d’une histoire profondément humaine et l’aspect politique reste discrètement présent. Ce qui aurait pu être un mélodrame pathétique est transformé en une œuvre d’espoir social. La vraie vie, c’est s’occuper de ceux qui sont dans le besoin.