Objet cinématographique hors normes, À la folie est le nouveau film du documentariste chinois Wang Bing qui nous plonge durant presque quatre heures dans l’existence d’une cinquantaine d’hommes internés dans un hôpital psychiatrique du sud-ouest du pays – la région pauvre du Yunnan, territoire où prenait place le précédent film de l’auteur du Fossé. Outre le format exceptionnel qui installe dès lors le spectateur dans un état particulier d’immersion lente, mais profonde, l’autre particularité de Wang Bing est sa discrétion (il n’apparait jamais à l’écran, tout juste entendons-nous de temps à autre sa voix posée une question, demandée un éclaircissement) et son engagement empathique avec ses sujets. L’unité de lieu (le troisième étage du bâtiment réservé aux hommes et une brève incursion dans la cour où est servi le seul repas qu’on verra les internés absorber debout et rapidement, hormis la séquence où un des malades bénéficie d’une ‘permission’ de sortie) et l’état psychiatrique de ces hommes, fous ou plus probablement rendus fous suite aux traitements médicamenteux, concentrent ainsi toute l’attention. Même si le cœur de l’établissement est à ciel ouvert, c’est d’abord un sentiment d’enfermement et de claustrophobie qui nous envahit en découvrant cet endroit, en pleine ville puisqu’on aperçoit des immeubles d’habitation à sa périphérie, qui tient davantage de la prison que de l’hôpital. Wang Bing ne s’intéresse pas au fonctionnement, le personnel hospitalier est très peu visible, mais aux occupants du lieu misérable et crasseux, où la promiscuité exclut l’intimité. Dans des conditions d’hygiène déplorables, les internés croupissent dans leurs chambres à l’éclairage blafard, déambulent sans fin sur la coursive rectangulaire, tous enfermés dans leur solitude et leur délire.
Le réalisateur place donc sa caméra et observe à la bonne distance tout au long de plans fixes à la limite de l’épuisement. Regarder À la folie n’est pas une mince affaire, mais on ne résiste pas longtemps au déferlement émotionnel que le film provoque dans ce qu’il dit en filigrane de la condition humaine en général, de celle faite aux ‘fous’ en particulier. Dans ce périmètre restreint, se côtoient de réels psychopathes, des opposants au régime, des dépressifs ou de simples inadaptés, tous placés soit par les institutions policières ou juridiques, soit par les familles qui doivent cependant subvenir aux besoins des malades et assumer les frais afférents.
Se dégage de l’ensemble une puissance qui confine à la dévastation. Une des séquences les plus fortes est sans doute celle où un interné part nu se doucher en se versant sur la tête une bassine d’eau froide tandis qu’un autre, dans la même chambre, commence à tuer à l’aide de son chausson des moustiques imaginaires. L’étirement du moment provoque à la fois le malaise et le vacillement, l’impression de pénétrer aux tréfonds de l’âme humaine, comme si tous nous tendaient un miroir de nos propres fêlures.
En donnant à voir, et de manière remarquable, ceux que la société se résigne ou se contente à cacher et à ignorer, et c’est encore plus violent en Chine à l’image des rapports humains qui y sont pratiqués, en les extrayant des trous sordides où ils s’agglutinent dans la négation totale de la dignité, Wang Bing fait œuvre d’humanisme politique en mettant au service des parias la richesse et la perfection de son art.