[Mouchoir #43]


Ce qu'il y a de particulier lorsque l'on ne rentre pas dans un film, c'est que le temps de la projection peut se transformer en tribunal de notre sensibilité ; où l'on se met à chercher les raisons de son rejet. Cette fois-ci, j'ai eu le temps de passer par plusieurs expliquations, toutes insatisfaisantes, notamment parce qu'il m'est difficile d'enfermer Aftersun dans des généralités, dans un type de cinéma que je n'aimerai pas et dont il faudrait trouver les modalités. C'est peut-être même le contraire, ce cinéma je l'aime, ce film non. La question insoluble, c'est pourquoi ?


Peut-être que c'est son hésitation atypique qui me dérange, où plutôt ce qu'il fait de l'idée d'hésitation. Ne nous divulgant pas entre quoi et quoi le film et ses personnages hésitent, ils finissent par être bloqué.e.s dans un entre-deux, entre pas grand chose et rien, dans un flou par nature, laissant au public la tâche de la surinterprétation. C'est l'hésitation pour l'hésitation, pour le sentiment pur qu'elle procure, comme extirpée de sa chair, d'ancrage dans le récit, et autant sur le papier l'idée me plaît, autant dans les faits la matière me manque à l'écran pour voir autre chose qu'une idée de court métrage étirée et pas encore tout à fait maîtrisée.


Disons même que je suis partagé entre ce manque de maîtrise et cet art de la non-maîtrise comme geste cherché et trouvé miraculeusement, car je ne sais pas exactement ce que je projette. C'est que même cette caméra à hauteur d'enfant pré-ado ne me convainc pas vraiment, même quand elle indique un personnage qui hésite, se cherche, ne comprend pas tout à fait la dépression de son père, même s'il s'agit des années plus tard de regarder les rushes du camescope, jusqu'à ce que tous les plans deviennent un puzzle mémoriel, entre images pixélisées de l'appareil et images floues de la mémoire.


Ainsi, si au départ je trouvais que Charlotte Wells ne faisait pas rentrer l'hésitation dans le champ esthétique, je dirais plutôt que la façon dont elle le fait me gêne. En y allant à moitié, en n'imposant rien, elle me laisse faire l'autre bout du chemin par la suggestion. Le problème, c'est qu'elle me prend ainsi à mon propre jeu. Moins imposer au cinéma est une posture ô combien louable. Et mettre au travail le public, c'est mon dada. Mais devoir produire de mon côté 90% du récit, tandis que le montage de ces cadres flottants, hésitants, sensés se rapprocher de sensations que l'on saisit ou non à la volée, ne m'en livre que 10% me font parfois penser qu'on me prend pour un con si ma sensibilité me lâche un instant et qu'on n'a pas su de son côté produire assez, en espérant que ce tout déclenche quelque chose, puisqu'il le fait pour la réalisatrice. Et le pire, c'est d'avoir ensuite l'impression de devoir justifier mon rejet avec des arguments qui d'habitude me permettre de reconnaître des qualités.


En d'autres termes, j'aime ce que le film aurait pu être, mais c'est exactement ce sur quoi le film repose, ce qu'il attend de moi. C'est cette pensée même qui me gène. Parce que je préfère le film que je me raconte à celui que je vois, et que ce jeu de suggestion à outrance me pousse à faire le rapprochement entre les deux, à les amalgamer, ou pire à les inverser, pour qu'in fine je me dise que j'aime le film que je vois étant donné que c'est lui qui provoque le film que j'imagine. Surtout que ce n'est pas pendant la séance que ce film imaginaire naît et que j'en tire un bénéfice émotionnel, mais après, comme si le matériau filmique me donnait envie de prendre un crayon et du papier pour pondre le scénario sous-jacent que j'y ai vu.


Enfin, j'aurai peut-être pu dire tout ça d'une autre oeuvre pour lui rendre grâce, lui accorder des qualités, en changeant à peine quelques mots à la critique. Car il est parfois difficile d'être d'accord avec soi-même, de faire l'expérience de ne pas savoir expliquer rationnellement ses émotions floues, de faire l'épreuve de ses contradictions et de l'impossibilité de mettre les films dans des cases, dans des façons de faire du cinéma qu'on n'aimerait soit-disant pas, si tant est que ça existe. Disons plutôt que la rencontre ne s'est pas produite avec Aftersun, que le film n'était peut-être pas fait pour moi à ce moment de ma vie, tandis que le type de film, le film hypothétique derrière, sûrement que si.


J'aime qu'au début une femme de vingt ans visionne un souvenir d'été et qu'on y voit littéralement son reflet dans l'écran, que plus tard on assiste à la scène où cela a été filmé en Turquie en se plaçant dans le reflet d'une télévision cathodique, et que cette fin tant attendue viennent tout chambouler, téléscoper les espaces, les souvenirs et les sentiments contraires accumulé.e.s. J'aime que ces trois moments, ces trois couches tournent autour de la même temporalité impalpable qui n'est ni le présent fragile, ni le souvenir reconstruit, ni ce qu'on aurait dû faire avec la maturité des années ; me laissant imaginer l'autre film, celui que j'aurai adoré rien qu'en lisant le pitch identique à celui-là, mais qui se serait véritablement accordé à mes désirs profonds et encore inexpliquables.

SPilgrim
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le 6 févr. 2023

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