Commençons par le commencement : Aguirre offre l’une des plus saisissantes ouvertures de l’histoire du cinéma. Sur cette crête embrumée, on distingue progressivement une colonne humaine qui affirme laborieusement sa présence inappropriée. Dans ces accidents de la roche, la lenteur est magnifiée par la partition hypnotique de Popol Vuh, chœur atemporel qui scande avec solennité la puissance d’un paradis qui n’a de terrestre que le nom : les hommes n’y ont pas leur place.
Les fondations mouvantes d’un conte malade sont posées : la quête de l’Eldorado, c’est l’avidité d’une nation toute entière qui ratisse à l’échelle globale. Avec la complicité de l’Eglise, toujours du côté des puissants, on instrumentalise l’homme : l’indien est un esclave, le noir un épouvantail pour repousser d’autres sauvages. La fertilité maladive des lieux semblent laisser s’épanouir toutes les ambitions les plus folles : on s’émancipe, on se mutine, on ébauche des empires nouveaux.
Aguirre est l’anti-survival : pour signifier la souffrance, il sème la mort. Pour exprimer l’abolition des repères, il laisse se répandre la folie. Si la caméra est brusquée, si l’écran prend la buée ou les gouttes, c’est en osmose avec cette danse tribale et mortifère, jamais par pose. On est ainsi bien plus proche de l’épaisseur fiévreuse d’un Sorcerer que de la pose esthétisante d’un Revenant…
La folie a rarement pu s’offrir une telle présence : avant d’être celle d’un personnage (d’un comédien, devrait-on plutôt dire, tant voit Kinski habité par son rôle), c’est la stupéfaction de son entourage : un chef fantoche, couard et passif ; des silhouettes figées dans une attente terrorisée ; des femmes au portrait diaphane et à l’effroi mutique.
Deux dynamiques contraires se fracassent l’une sur l’autre, éléments clés d’un malaise croissant : la lenteur, l’enlisement, l’invisibilité (que reprendra explicitement Refn dans Le Guerrier Silencieux), vers un trip hypnotique accroissant dangereusement la sécession avec le monde. Et sur ce sable mouvant, l’animal claudiquant qui éructe, le monstre shakespearien qui hurle l’hubris humaine tout comme son ridicule.
Et, avec une ironie mordante, la nature est de plus en plus belle : les hommes s’y diluent, les forces telluriques reprennent leurs droits : le bateau accroché dans les arbres (un motif qu’on retrouvera dans les carcasses d’hélico sur les rives du fleuve dans Apocalypse Now) dit avec une poésie saisissante ce relâchement de toutes les amarres : le bestiaire envahit le rafiot, coquille de noix envahie d’une vie nouvelle, mausolée des conquérants qui dérive sur une eau jaunâtre.
Aguirre ne cesse jamais de parler, dans une logorrhée incantatoire qui nie l’évidence : le voilà à la tête d’un royaume où la mort prolifère : papillons, singes et rats sont les sémillants sujets du plus grand roi que la terre ne connaîtra jamais.
Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/PzntDPgCM10