« Le porte-à-porte: de longues journées, de maigres récompenses; pour les jeunes, une vision morose des vendeurs de magazines. »
- Article du New York Times, 2007



C’est de cette coupure de journal que s’est inspirée Andrea Arnold pour écrire son quatrième long. Film très personnel pour la cinéaste, American Honey est un projet qui a mis des années à mûrir dans sa tête, et à transitionner de son esprit à la pellicule ; des années qu'elle a passées, à partir de 2013, à sillonner l’Amérique à la recherche de ses futurs interprètes, à caster des inconnus sur des parkings de supermarché Walmart. La Star de son film, Sasha Lane, Arnold l’a rencontrée lors du Spring Break sur les plages du Panama City, et l’a aussitôt enrôlée dans son équipée sauvage.


Durant les 7 semaines de tournage, la bande de jeunes acteurs, majoritairement composée de non-professionnels, s’est alors attachée à raconter une histoire : celle des vendeurs de magazines évoqués dans les pages du Times, mais surtout celle d’une terre sur laquelle fleurissent des rêves stériles, celle d’une génération destinée à croquer le fruit doré d’une Amérique qui pourrit de l’intérieur.

Rebels without a cause



Le décor du récit est vite planté: pour échapper à sa famille dysfonctionnelle et au quotidien sinistre de la population périurbaine dite « white trash », Star rejoint une bande de marginaux qui font du porte-à-porte pour vendre des abonnements à des magazines. Version moderne des hippies, ces post-ados sont tous de grands enfants, des laissés-pour-compte, des misfits issus de milieux prolétaires. Ils sont l’étendard d’une « jeunesse sans promesse » comme l’appelle Andrea Arnold –une jeunesse destructrice et rebelle pour laquelle argent, drogue et sexe riment avec liberté. La motivation même de leur périple semble floue : volonté de fuir un foyer miséreux, appât du gain, désir d’ivresse, quête de soi ? Peut-être cherchent-ils tout simplement à grignoter des miettes d’espoir éparpillées au gré du vent, et à alimenter leur fureur de vivre.



Take the honey and run



D’hôtels miteux en maison bucolique, de banlieues pavillonnaires en gisements de pétrole, le petit groupe entassé dans un van jalonne les Etats-Unis, pays de sang et de miel où les fusils côtoient les fleurs, et où les aires urbaines polluées contrastent avec la beauté sauvage des paysages ruraux. Leur road trip à travers le Midwest prend des allures d’odyssée contemporaine tandis qu’ils tracent la cartographie des zones invisibles de l’Amérique. Ils rencontrent cette majorité silencieuse dont on parle peu, et se trouvent alors confrontés à une réalité contemporaine bien loin de l’idéologie de l’Amérique Eternelle. « J’ai l’impression de baiser l’Amérique », déclare Star à un moment du film –sacrilège pour celle dont le prénom évoque les motifs figurant sur le drapeau national. Andrea Arnold a d’ailleurs exprimé son désir de « mixer le passé et le présent » en posant un regard de sociologue sur cette Amérique foutue, mercantile et désillusionnée qui n’a plus rien de celle, fantasmée, mythologique, des années 60 ou 70.



California Dreaming



Ce choix scénaristique explique le métier quasi anachronique des personnages principaux, commerçants itinérants qui promeuvent des magazines que plus personne n’achète, et qui vendent par le biais de ces reliques le rêve d’une American Way of Life à laquelle nul ne croit plus. Sortes de marchands de sables modernes, eux-mêmes ne se sont jamais posés une question aussi simple que « C’est quoi ton rêve ?», car le décor sinistre dans lequel ils évoluent les poussent à se lancer sans réel but dans cette course effrénée et absurde vers le grand nulle part. Fidèle à un style oscillant entre réalisme et romantisme, Andrea Arnold montre néanmoins que l’espoir peut s’engouffrer dans les brèches de ce quotidien morbide, si tant est qu’on lui laisse une place : « Dream baby dream », chanson entonnée par Star et un camionneur bienveillant, résonne de fait comme l’hymne officieux du film. Cette scène n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Fish Tank, une des précédentes réalisations d’Arnold, où Michael Fassbender fredonnait dans sa voiture le « California Dreamin » de Bobby Womack. Ainsi, le rêve est possible, mais il ne peut être entrevu qu’en flash, un peu comme ces chaussures rouges aperçues brièvement en début de film, ressemblant étrangement aux souliers de Dorothy dans Le Magicien d’Oz : le message est clair, «we're not in Kansas anymore».



Dances with wolves



De fait, les maigres lueurs d’espoir semblent d’abord se nicher au sein des relations humaines nouées au fil du périple, emplies de solidarité et d’un besoin d'appartenance. Bien sûr, il y a le coup de foudre entre Star et le meilleur vendeur du groupe, Jake, qui se mue rapidement en love story chaotique. Excentrique et charismatique meneur de bande, Jake est interprété par un Shia Labeouf formidable qui, tel un pirate moderne, dissimule un trésor doré dans son sac à dos pour « acheter son rêve ». Tandis qu’il se présente comme un loup solitaire, Star lui glissera qu’il n’est désormais plus seul : peut-être qu’à deux, ils peuvent être Mr. et Mrs. Wolf –le jeu de mot est faible, certes– mais c’est surtout avec le reste de la bande qu’ils forment une meute de loups. C'est une grande famille qui vit selon ses propres règles, a développé son propre langage, et anime son quotidien par des rituels tribaux, des « Loser Nights » sauvages et des danses autour du feu.


C’est également parmi cette meute que Star finira par s’épanouir, sortant de sa chrysalide dans une scène finale résolument optimiste ; elle s’immerge alors complètement dans l’eau, cette même eau qui lui faisait jadis si peur, pour symboliser le baptême de sa nouvelle vie.



Bittersweet Symphony



D’ailleurs, les chansons de ralliement de cette meute qui grésillent dans le minibus sont rarement anodides: « We find love in a hopeless place», « Everybody got choices, I choose to make money », « I won’t live a life on my knees », « I get it out the mud »… Principalement composée de rap ou trap music, la bande-son, intelligemment construite, est de fait l’une des plus grandes forces du film ; mêlant hip hop, néo-folk et hard-blues, elle s’équilibre entre classiques intemporels et chansons contemporaines, pour mieux capturer l’essence de cette Amérique déchue. C’est surtout dans l’enfance, biberonnée à la pop culture, que se fait ressentir les excès de cette amère symphonie; des travers qui s’expriment dans tous les milieux sociaux, que ce soit dans la bouche d’un enfant défavorisé qui annonce fièrement que sa chanson préférée est « I kill children », ou dans la vulgarité d’une jeune fille de famille chrétienne aisée à qui l’on offre des photos de Kim Kardashian pour son anniversaire, et qui pense que s’amuser revient à se trémousser à demi dévêtue sur des airs populaires.



Animal Kingdom



Finalement, American Honey est un film nécessairement clivant, parce qu'ambitieux. On lui a par exemple reproché son format carré, jugé inutile ; je l’interprète pour ma part comme l’expression littérale de ce cadre qui empoisonne et emprisonne les jeunes –un cadre étouffant dans lequel ils sont nés, et dont ils ne se libèreront pas même un instant, contrairement au Mommy de Dolan. De même, la photographie solaire, comme passée au filtre Instagram, renforce pour moi la puissance picturale de la réalisation, et la force brute de ce portrait de l'Amérique moderne, enfermée dans une cage (faussement) dorée. Le désir de liberté et d’émancipation est d’ailleurs placé au cœur de l’œuvre d’Arnold : déjà dans Fish Tank, la jeune Mia s’évertuait à libérer une jument, enchaînée à une pierre dans l’Est londonien. Dans American Honey, c’est toute une ferme d’animaux qui croise la route de Star; insectes, rongeurs, chiens, ours, tortue, elle traitera toujours les bêtes avec une attention et un respect qui diffèrent de la violence sociale ambiante et de la brutalité humaine.


Bien qu’il soit très personnel pour sa réalisatrice, American Honey m’apparait comme un film incroyablement universel, peut-être un futur classique générationnel –c’est en tout cas un film dans lequel je me suis beaucoup reconnue. Caméra à l’épaule, Andrea Arnold est parvenue à capturer l’énergie folle d’une jeunesse coincée dans un cercle vicieux, lancée à toute allure dans un mouvement perpétuel et rébarbatif. En résulte un réel bijou de spontanéité et de sincérité, un message d’espoir adressé à ma génération, un hommage vibrant où l’on sent l’Amérique palpiter, transpirer, vivre.

Marraine
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le 13 févr. 2017

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