Du dévoilement de l'être par l'art chez Tarkovski

Andrei Roublev est le film de Tarkovski qui, avec Solaris, me semble se rapprocher le plus de la pensée heideggérienne, et plus particulièrement dans la prédominance de l'art sur la technique comme finalité de la pensée.


Petite parenthèse sur une partie de la pensée de Heidegger, afin de permettre une compréhension de la suite :


Cette technique n'est pas la technè antique, qui est, dans une activité heuristique, un processus de dé-voilement de l'être par un "étant" matériel. L'étant est chez Heidegger ce qui existe, ce qui nous fait sens soit empiriquement, soit eidétiquement ; tandis que l'être est ce qui permet l'existence de ces étants, on ne le voit pas directement et est considéré comme "voilé" dès l'abord par notre propre rapport au monde. On qualifie d'ontique le rapport à l'étant, et d'ontologique celui de l'être.


Extrait de son "L'Origine de l'oeuvre d'art" à ce propos : "On a déjà assez fait allusion au fait que les Grecs, qui, pour sûr, s'y entendaient aux choses de l'art, usaient du même mot τεχνη [technè] pour métier aussi bien que pour art, et appelaient du même nom τεχνιτης [technitès] l'artisan ainsi que l'artiste".


Cette technè est le processus de toute création d'oeuvre d'art chez Heidegger, l'étant matériel sert à montrer l'être en lui-même, et à ne pas l'orienter à des fins d'"outils" vers d'autres étants, comme le veut la technique "moderne", qui, selon Heidegger, s'éloigne du sens de la technè antique, et ne dévoile plus les choses en soi, mais par rapport à un sens qu'on aura déterminé dès l'abord. Par exemple, un marteau n'a pas de sens pour lui-même, il sert par exemple à enfoncer un clou ou à construire une maison, son être est donc orienté en être-à ou en être-pour, il n'est donc plus être tout court.


A préciser qu'en plus de l'art, le rapport à la nature, et plus précisément à la terre, ce dans quoi tout s'épanouit, qui est l'élément principal pour entamer un dévoilement de l'être (qui est voilé en premier abord) ; pour l'expliquer, il faut connaître la notion de Dasein, qui signifie "être-là", et qui est un étant en permanence ouvert à son là par son être. On peut le deviner, le Dasein est l'homme, il est toujours ouvert à son monde propre, préoccupé de lui-même par des étants intramondains qui lui font encontre, volontairement ou involontairement (certaines modalités du Dasein sont d'ailleurs remarquablement représentées dans Solaris). En tant qu'être ouvert à son là, il est qualifié existentialement d'être-à et est en permanence être-au-monde, au point que cela relève de son essence.
Etant naturellement ouvert à son là, et voyant ses actions se refléter dans celui-ci, la connaissance de la vérité de son propre être passe par celui-là ; et le là étant son monde propre, un rapport privilégié avec celui-ci, et en particulier la nature (et par là la terre) d'où il tire son origine, lui permet d'entamer un processus ontologique de dévoilement, et dévoiler les êtres des étants intramondains à qui le Dasein fait encontre permet d'entamer le dévoilement de son propre être.
C'est pourquoi Heidegger voit la relation privilégiée avec la nature, sans fin d'outils, comme une aide à la connaissance de notre propre être ; c'est ce que Tarkovski partage également comme nous allons le voir par la suite, l'élévation spirituelle étant un aspect du dévoilement de l'être du Dasein.


Dans tout le film Andrei Roublev, on peut percevoir la volonté qu'a Tarkovski par rapport à l'influence de l'art et de la nature sur l'élévation spirituelle de l'homme, et de son opposition avec la technique ; cependant, deux scènes en particulier attirent mon attention : le prologue et le chapitre final.


Dans le prologue, un moine cherche à voler au moyen d'un ballon gonflable, il essaye d'atteindre les cieux (domaine spirituel chez Tarkovski) au moyen de la technique, donc d’échapper à sa condition par celle-ci. Cette tentative se finie par un échec, la chute du moine comme si son domaine n'était pas les cieux mais la terre, soit non pas le spirituel mais la matière ; il n'a pas pu atteindre l'être grâce à la technique, il n'a pu que se confronter de manière brutale à l'étant qui lui fait encontre naturellement. On a là un échec évident de la technique en rapport avec la propre élévation de l'homme.
A noter que le moine ne voit les cieux que par son reflet sur l'eau, signe que l'être, si lui est symboliquement dans une dimension intemporelle, doit passer par la matière (comme pour la cloche du dernier chapitre, et l'oeuvre d'art en général chez Heidegger) pour pouvoir faire sens. L'eau possède en plus de cela une fonction de vie chez Tarkovski, il possède par exemple la figure de la mère dans Zerkalo, ou est un lieu vital dans Nostalghia, lors du récit de Gortchakov quant au "sauvetage" du personnage dans le marais. On retrouve d'ailleurs cette vision de l'art "l'infini dans le fini", le fait de voir les cieux par l'eau, dans son ouvrage "le Temps scellé".


Concernant le chapitre final, Tarkovski montre positivement en quoi l'élévation spirituel, l'accessibilité à l'être, est due à la technè et non pas à la technique comme finalité ; lorsque auparavant, il avait montré négativement cette impossibilité par cette technique. Ici, le fils d'un maître-fondeur de cloches mort, Boriska, doit se charger de la production d'une gigantesque cloche, en cas d’échec, il sera décapité. Celui-ci, affirme connaître le secret de fabrication de la cloche, or à la fin, lorsque l'on remarque que le résultat final est un succès (un grand succès, le son de la cloche donnant un son presque irréel, "supérieur" à la matérialité ambiante, volontaire de la part du réalisateur), il avoue ne pas connaître le secret de fabrication. Il n'a pas en fait crée la cloche discursivement à partir de connaissances techniques précises, mais l'a fait intuitivement par son rapport avec son monde.
On remarquera que pendant toute la construction, Boriska a été proche de la terre (il a pu trouver le matériau idéal en tombant, au sens propre, dans de la terre, par une forte pluie) et a pu créer une oeuvre extraordinaire par un rapport privilégié et une écoute particulière avec celle-ci, il lui a fait confiance malgré ses doutes et les remarques négatives des ouvriers à propos de certains procédés, et c'est ce qui a permis cet éclatement ontologique final dans un objet semblant posséder un son irréel.


Comme pour le moine du prologue, le garçon a essayé d’échapper à sa propre condition, mais cette fois par l'art et non pas la technique, ce qui est un succès et a permis un dévoilement de l'être par une matérialité ontique qu'est la cloche et le son. Le moine-peintre Andrei Roublev devant ce résultat et devant les sanglots du garçon étendu dans la boue (proche de la terre et donc de l'être), ce qui ressemble beaucoup à l’abnégation de l'artiste, retrouve la foi qu'il avait perdu en l'humanité et décide de recommencer à peindre.

Vanaheim
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le 12 janv. 2013

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