Un génie
Andreï Roublev, peintre d'icônes religieuses, a vécu au 15ème siècle près de Moscou à l'époque des invasions tatares et de la peste noire. Malgré cet environnement hostile à la création artistique, l'homme n'a cessé de croire en la mission que Dieu lui aurait confiée : décorer les églises d'icônes à la gloire du Christ. On lui doit aujourd'hui les tableaux les plus célèbres de l'iconographie russe dont la Sainte Trinité. Avec ce personnage, Andreï Tarkovski met en scène une sorte d'alter ego. Un double avec lequel il partage la foi, le besoin de créer et le refus de toute forme de violence. La Russie du 15ème siècle régie par des princes despotiques fait par ailleurs écho dans l'esprit du réalisateur à l'Union soviétique et son climat de terreur. Une dimension subversive qui n’échappe pas à la sagacité des censeurs du régime puisque le film, tourné en 1966, n'est finalement projeté qu’en 1969 après maints remaniements.
Deux nuanciers
De la même manière qu’un artiste peintre dispose d’une palette de couleurs, le réalisateur utilise une gamme d’ombres et de lumières caractéristique. Le grain lumineux dans le film varie d’une tonalité charbonneuse (L’Invasion, le Silence) à une luminosité presque surnaturelle (le blanc du palais dans l’épisode du Jugement dernier). La noirceur du sang, des fumées, des cendres répond à la blancheur des murs immaculés, des gouttes de lait ou des flocons de neige. Un contraste symbolisé par la course que se livrent le Prince tatar sur son destrier noir et son homologue russe sur sa monture blanche. Ou encore par cette matière noire giclant sur un mur blanc dans un accès de colère de Roublev.
Comme un peintre, le réalisateur choisit minutieusement son cadrage, ses angles et son point de vue. De véritables tableaux surgissent ainsi au gré du film. Tarkovski organise visuellement les scènes en optant pour une longueur de champ parfois vertigineuse. Certains passages du film ressemblent à ces œuvres de Bruegel, avec tant de choses à voir dans le champ de l’image que l’œil ne sait finalement où se poser.
Une cloche
La question de la foi est certes au cœur du film via les questionnements d’Andreï Roublev mais les enjeux du film me semblent tout autant relever de la thématique de la liberté (de créer, de croire, de se retirer..). Le personnage le plus enthousiasmant du film n’est finalement pas tant Roublev lui-même, personnage en proie au doute et à diverses faiblesses mais bien le tout jeune Boriska, l’apprenti fondeur du dernier épisode. Boriska qui réussit, dans un chapitre final extraordinaire (le film pourrait n'être vu que pour ce passage), à faire sortir de terre une cloche hors du commun. Cet adolescent mène à terme son projet sans rien devoir à personne. Son intuition suscite chez Roublev une fascination d’autant plus grande que cette audace créative lui est étrangère.
Un désir contradictoire se dessine ainsi pour Roublev au fil du récit : l’envie d’être au plus proche de la volonté de Dieu, ultime commanditaire, comme il le souhaite mais tout autant celle d’en être affranchi et libre. Libre tels ces chevaux indifférents à la folie des hommes que l’on aperçoit dans les tout premiers plans du film et dans son ultime image.
9/10 ++