Après les ruines des installations du village des Jeux olympiques d’Athènes de 2004 qu’elle filmait dans Park [2016], Sofia Exarchou s’intéresse aux îles grecques brûlées par le soleil et le tourisme de masse. Elle troque le vide politique de la capitale grecque pour le vide culturel des complexes hôteliers all-inclusive. Animal est l’antithèse des représentations idéalisées de la république hellénique. La Grèce présentée ici est un territoire sans identité propre, l’animatrice Kalia (Dimitra Vlagopoulou) est l’unique Grecque de naissance. Entre les travailleur·euses de l’hôtel et les vacancier·es issu·es du reste de l’Europe se dessine un ersatz de culture où les phrases sont comme préenregistrées, prémâchées par les rouages prévisibles du capitalisme. Bien qu’ailleurs, chacun·e recherche sa propre culture – les vacancières russes demandent qu’on leur chante des chansons russes, des Allemands initient les participant·es d’un karaoké à la schuhplattler. Dans cet univers, l’histoire grecque est réduite à de l’anecdote : une statuette gagnée au bingo, des colonnes de pacotille servant de décor à une chorégraphie sexy mettant en scène des muses aux formes rembourrées. Personne ne désire réellement découvrir la Grèce. Seule Kalia affirme inlassablement en anglais que les paysages sont « magnifiques ».
À plusieurs reprises, Kalia explique qu’elle est un « jukebox ». Automatiquement, elle débite la chanson « Yes Sir, I Can Boogie » de Baccara. Cette chanson impose une notion d’exécution – elle peut [can] plus qu’elle ne veut. Comme le langage, le corps se mécanise. Alors que l’été avance, la légèreté des premières séquences où Kalia apprenait allégrement les chorégraphies aux nouvelles recrues s’évanouit. L’« animal » du titre est réduit à sa condition de bétail. Les corps des animateurs, et surtout des animatrices, devient une marchandise exploitée pour assouvir les désirs des vacancier·es. Alors que ces dernier·es se payent le luxe de l’immobilité, les corps des employé·es de l’hôtel miment une frénésie factice. La caméra de Sofia Exarchou fusionne avec les corps de ses personnages qu’elle sublime jusqu’au martyr. La chair se remplit des stigmates d’un été destructeur. Il est impératif de « naviguer dans cette folie » comme le hurle au micro l’animateur de la boîte de nuit où Kalia et ses collègues se font quelques euros supplémentaires.
Dans Animal, la nuit grignote progressivement le jour. Les lumières deviennent de plus en plus artificielles. Les heures de sommeil se perdent au profit d’une vie nocturne d’apparence festive. Alors que les soirées se répètent à l’identique, la vie s’écoule rapidement. Chacun·e s’étonne de travailler ici depuis plus longtemps qu’iel l’aurait voulu. Iels sont comme bloqué·es dans ces maisons sans âme en périphérie des installations touristiques. Les quelques applaudissements des vacancier·es nourrissent un désir collectif de briller, qu’importe la scène. Comme ces poissons voyant la mer depuis l’aquarium qui les retient, les protagonistes d’Animal contemplent un rêve de reconnaissance qui ne pourra pas être assouvi au sein de cette industrie touristique. La douleur partagée de cette ambition insatisfaite, accentuée par le désenchantement croissant de la jeune Eva (Flomaria Papadaki), ne se meut pas en apitoiement. Le cinéma de Sofia Exarchou est habitué par une rage de vivre, l’explosion d’un corps libre tentant de se défaire d’un quotidien subi. Il loue la mélancolie comme la possibilité, imaginée ou réelle, d’un avenir lumineux.