Voici donc venu le temps du nouveau Carax, attendu comme le Messie depuis plusieurs années, comme il est de coutume avec ce cinéaste qui, depuis toujours, sait cultiver son mystère et entraîner dans le sillon de celui-ci des attentes sans cesse démesurées et pleines de tous les possibles. Car s’il y a bien une seule certitude le concernant, c’est qu’il sera toujours capable, quelle que soit l’appréciation personnelle de chaque spectateur, créer chez ce dernier une surprise, une stupéfaction, en bref, l’inattendu que l’on devrait être en droit d’attendre de toute proposition cinématographique. Et s’il y a bien une année où l’arrivée d’une nouvelle Œuvre (et le terme n’est pas utilisé au hasard) de ce grand créateur moderne pouvait trouver une place symbolique, c’était bien en 2021, après tant de doutes, souffrances, de culture mise à mal, à un point où l’on avait fini par douter de la possibilité de replacer cette culture tant aimée à son juste niveau. Dans ce contexte, la simple idée de voir enfin atterrir devant nos yeux ahuris cet opéra rock annoncé depuis si longtemps, victime comme toujours avec ce créateur maudit d’une gestation particulièrement ardue, avait quelque chose de jouissif. Voir le résultat aujourd’hui, bel et bien devant nous, dans sa forme rutilante et extatique, provoque un plaisir que l’on avait fini par croire ne plus jamais pouvoir éprouver dans une salle de cinéma. Alors, c’est parti pour le show, et que tout le monde en prenne plein les mirettes et les oreilles.
Si l’on en croit les dires de certains « cinéphiles » parmi les plus éclairants de notre temps, il semblerait que le septième Art rende régulièrement son dernier souffle. On ne compte plus les voyants du genre nous accablant régulièrement de leurs prédictions pessimistes, car il n’y aurait plus d’Artistes, de visionnaires, et que de toute façon, comme nous le savons tous, il n’est plus possible de trouver de nouvelles façons de raconter les histoires, car tout a été filmé, toutes les techniques inventées. Bref, tout foutrait le camp et il n’y aurait plus rien à attendre de ce médium nous ayant offert tant de moments merveilleux au fil des époques. Ces mêmes personnes oublient bien évidemment que de tous temps, de soi disant grands cinéphiles ont pleuré sur la mort prochaine du cinéma, dès l’apparition du parlant, puis lorsque la couleur est apparue … Et pourtant, en dépit de ces raisonnements défaitistes au possible, et de l’évolution des mœurs, les salles obscures sont toujours là, le public, également, et les cinéastes, de ceux qui espèrent encore faire évoluer les choses, itou. Tout ça pour en arriver au fait que Carax, le poète maudit, fait partie de ces metteurs en scène n’ayant jamais perdu la Foi, malgré cette recherche encore difficile de reconnaissance du public, et les nombreux malentendus qui auront jalonné sa courte filmographie. Il travaille, encore et toujours, pour espérer atteindre une sorte d’Absolu de cinéma, avec comme finalité fantasmée de réunir enfin exigence artistique et succès public. Et si jusqu’à maintenant, ce dernier aspect de sa recherche paraissait opaque de par la radicalité quasiment autistique de ses propositions, il semblerait cette fois qu’il ait atteint une forme d’équilibre miraculeux entre velléités d’esthète insatiable, ne s’épanouissant que dans la transcendance d’un medium qu’il pousse à chaque instant dans ses retranchements, et narration plus accessible. Mais que l’on s’entende bien, accessible ne signifie pas ici plus classique, simplement vectrice d’émotions plus facilement assimilables par le plus grand nombre.
Une cantatrice, un acteur réputé pour ses spectacles de stand up décapants, deux personnalités à priori opposées autant dans l’image qu’elles renvoient au monde que de manière plus intime, et pourtant comme dans les plus grandes histoires, ces deux-là étaient faits pour se rencontrer et vivre une romance aussi passionnée que tragique. Tout cela sur fond de réflexion sur la notoriété, l’exploitation médiatique, ce foutu monde moderne glorifiant de manière à peu près aussi excessive qu’il peut soudain crucifier sur la place publique, et pour relier tout ça, sur le mouvement #metoo dont il se fait sans doute le porte étendard le plus définitif que l’on puisse espérer, car jamais opportuniste, et faisant sens avec tous les autres éléments mis en place. Et bien sûr, cerise sur un gâteau déjà fort goûteux, le tout mis en musique par le mythique groupe Sparks, nous concoctant ici une bande originale qui fera date. Tous les éléments sont là pour nous offrir un grand moment de cinéma, et le résultat bousculera à peu près toutes les attentes.
Car Leos Carax n’est pas un créateur comme les autres, et il ne fallait évidemment pas s’attendre à un chemin tranquille, cochant les cases d’un parcours balisé, en allant d’un point A à un point B de façon traditionnelle et académique. Lorsqu’il se lance dans ce qui est clairement annoncé comme un opéra rock chanté quasiment d’un bout à l’autre, ce n’est pas dans une quelconque posture, même s’il s’en trouvera sans doute pour catégoriser le résultat comme gros caprice narcissique, ce qu’il est sans doute, et quelque part tant mieux. Tous les éléments cités plus haut sont bien là, sans volonté de perdre dans des méandres inutiles, et se déroulent de manière cohérente, jusqu’à une issue déchirante et d’une logique absolue. Ce qui compte ici n’est pas tant la destination, aussi puissante émotionnellement soit-elle, mais bel et bien la manière d’y arriver. Et en la matière, les chemins de traverse trouvés par Leos le magicien sont bel et bien faits de cette étoffe dont les Œuvres les plus inoubliables peuvent se targuer. D’un bout à l’autre des 2h20 de projection, on ne peut plus compter le nombre de plans porteurs d’idées de cinéma qui pour la plupart, peuvent sans problème être qualifiées d’inédites. Qu’il joue avec les techniques les plus variées, des plus antédiluviennes aux plus modernes (superpositions, travellings opératiques …), ou tout simplement qu’il adapte sa mise en scène aux idées de scénario les plus poétiques et / ou farfelues, il enchante et subjugue à chaque micro seconde, tant il semble ne jamais être à court d’idée et d’envies. Mais là où l’on parle souvent d’envie de cinéma lorsqu’on ne sait pas trop comment défendre le film en question, on se rend très rapidement compte ici, que la question n’est pas là, mais bel et bien dans l’idée de savoir jusqu’où il va aller, et plus encore, si sa créativité débordante s’arrêtera à un moment.
On ne dévoilera bien évidemment pas le mystère entourant la petite Annette, mystère qui lorsqu’il se révèle, donne lieu à des images d’une expressivité rare, mais la charge poétique contenue entièrement dans les instants la mettant en scène en dit beaucoup sur la générosité à l’œuvre ici, ouvrant une fenêtre sur un monde qui pourrait être le nôtre, mais qui par le regard porté sur lui, se retrouve sublimé au point que tout paraisse aussi beau qu’un rêve éveillé. Dès les premières images, Carax invitait le spectateur à accepter les artifices du cinéma, et comme il le faisait dans « Holy Motors », dévoilait l’envers du décor avant de nous embarquer dans son monde. Comme un pacte indispensable nous suppliant d’en accepter toutes les incongruités, et de se laisser guider par le grand ordonnateur de ce monde. Les références sont bien là (la limousine conduite par un certain Oscar) mais jamais écrasantes car même sans avoir vu les précédents longs du cinéaste, elles font sens dans la logique du film, et semblent être de vraies déclarations de Foi pour la magie du cinéma et de l’illusion.
Plus d’une fois, on craint que l’édifice s’écroule, et ne se relève pas. Il n’en sera jamais rien, car une fois de plus, Carax a semble-t-il mis ses tripes sur la table, comme si sa vie en dépendait. Après toutes les déconvenues que sa carrière aura connues, il semble totalement en phase avec le cinéma qu’il veut pratiquer, et n’a sans doute plus rien à prouver, mais tout à gagner auprès d’un public plus large. Plusieurs fois dans le film, on sent cette supplication à se faire aimer, cette main tendue à un public sans lequel un artiste quel qu’il soit n’est rien. Et le geste, d’un panache et d’une démesure presque déraisonnables, a tout pour provoquer la sidération des plus réfractaires au cinéma jugé arty du Maestro. Porté par des acteurs donnant tout ce qu’ils ont pour transcender la machine (Adam Driver campe un monstre fascinant évoquant presque les interprétations dantesques d’un Vittorio Gassman, et Marion Cotillard met toute sa fragilité dans le rôle de cette chanteuse d’opéra, prouvant que lorsqu’un cinéaste sait la regarder, elle peut être bouleversante), et mené aux sommets par la lumière d’enluminure de Caroline Champetier, on a bel et bien cette sensation devenue rare d’assister à un spectacle fabriqué (dans le sens le plus noble du terme, à savoir de l’ordre de l’artisanat) par une équipe en osmose totale, pour un résultat de l’ordre du chef d’œuvre rare à chérir précieusement comme la relique de temps anciens, dont on craint qu’elle devienne une exception. Mais tant que le septième Art sera capable de nous offrir ce genre de moments, on pourra bel et bien le crier sous tous les toits, et pour longtemps, « VIVE LE CINÉMA ET LA CULTURE ».