Revoir Holy Motors, sorti il y 9 ans, constituera probablement la meilleure clé d’entrée pour investir l’univers d’Annette : comme lui, ce nouveau film de Leos Carax honore et interroge les territoires factices du spectacle ; comme lui, il déroute, éblouit et ne laissera personne indifférent.
L’ouverture du récit reprend les mêmes procédés : présence du réalisateur aux manettes (mais, indice fertile, accompagnée d’une femme qui se presse contre son épaule) pour un espace encadrant qui va exhiber le spectacle : dans un studio, les Sparks entonnent un chant méta (So may we start) avant de sortir dans la rue et d’être rejoints par tous les protagonistes, qui ne sont alors que les acteurs prêts à les incarner. Un plan séquence fantastique de vigueur, portée par la musique si identifiable des frères Mael, qui rappelle l’énergie dévastatrice de l’entracte d’Holy Motors, lorsque Denis Lavant jouait de l’accordéon dans une église.
Alors, seulement, le show peut commencer ; mais tout a déjà été montré : le talent du metteur en scène, l’osmose des comédiens, et ce miracle par lequel on peut faire entrer par la grande porte les spectateurs dans les contrées fascinantes du cinéma.
Alors, seulement, s’ébauche patiemment le nouveau travail de déconstruction du cinéaste. Alors qu’il mettait en lumière les proscrits et les marginaux, Carax traitera ici de la gloire. Alors qu’il s’enthousiasmait à montrer l’art comme seul capable de rendre au monde sa part oubliée de poésie, il se penche aujourd’hui sur sa dimension vampirique et toxique. Annette, c’est l’histoire d’une diva qui ne cesse de mourir sur scène pour récolter des vivats plus intenses, de son mari qui invective une foule au fil d’un spectacle de stand up caustique et violent, où l’on ne sait jamais ce qui relève de la vanne, de la provocation, de la confession ou de la gratuité. Ici, tout le monde chante : le public, les médecins, les flics. Tout est cérémonial, et les planches de la scène se prolongent sur une forêt des plus cinématographiques. Ici, les brèches sur le réel sont rares, au risque d’un écœurement, comme ces chants continus qui rappelleront aux plus traumatisés l’embarras des Parapluies de Cherbourg, des symboles redondants – la pomme et la banane, et quelques longueurs.
Plastiquement, le film est sublime : la comédie musicale, ses couleurs vives et sa grandiose variété de décors aux figurants multiples, s’enrichit des complexités du fantastique et du conte, par des tempêtes gothiques et des forêts aux nuits claires. Carax n’a rien perdu de sa superbe, et livre une partition chatoyante qui exhibe avec fierté toute la facticité flamboyante du septième art.
Cette exaltante machine se met donc au service de deux de ses stars, qui se damneront pour elle : une cantatrice prête à infuser son chant vengeur sur un être innocent, et une bête de scène qui s’enfonce régulièrement dans la nuit (la moto, rappel de Pola X) pour y convoquer sa part d’ombre.
Le personnage joué par Adam Driver, magnétique et puissant, laissera bien des obscurités sur ses motivations et les raisons d’un tel basculement. Regarder dans l’abysse revient fréquemment, et on ne manquera pas de développer certains parallèles avec Carax, à qui l’acteur ressemble de manière troublante dans l’épilogue, et qui dédie ce film à sa fille, dont la mère s’est donné la mort en 2011. Sur le plan de l’écriture au sens strict, le montage et la longueur de quelques séquences empèsent un peu l’ensemble, et l’humour ou le grotesque, si fréquents chez le cinéaste, sont davantage en embuscade, en écho avec ce public qui ne sait jamais réellement si l’on doit rire ou s’effrayer de ce qui se dit sur scène.
La grandiloquence délirante, et plus frontale, car moins intellectualisée que dans Holy Motors, exigera une coopération pleine et entière du spectateur. À ce titre, l’avertissement de Carax sur notre absence nécessaire de respiration pendant tout le film à venir ne manque pas de piquant.
Car au-dessus des abysses, entre certains trous d’air, c’est bien la quête de fulgurance sublimes qui fait mouvoir l’ensemble du navire. De longues prises captant des groupes chorégraphiés au cordeau, et dans la fragilité émouvante d’un chant en prise directe, un travelling circulaire fabuleux autour d’un chef d’orchestre en pleine introspection, ou un concert kitschissime pour une catharsis qui prend les proportions d’un stade.
Et, à l’issue de cette descente aux enfers d’un duo d’artistes en maitres d’une marionnette, une naissance : Annette, c’est aussi ce dépouillement des décors, cette abolition de la couleur et cette rupture avec la foule avide de spectacle pour saluer ses mérites. Un spectacle qui ne fut qu’un prélude, qui se résume ici à un voyage vers la voix d’une enfant enfin présente au monde.
(7,5/10)