La mise en abyme initiale, qui représente acteurs, chanteurs et équipe de tournage demander s’ils peuvent commencer – formidable chanson « So may we start » –, implique d’entrée de jeu le spectateur en faisant de lui tout à la fois le récepteur du film qui s’apprête à se mettre en scène devant lui et l’instigateur de ce même film, comme s’il avait été conçu spécialement pour lui (« We’ve fashioned a world, a world built just for you »). Ce faisant, Leos Carax raccorde le show à sa dimension collective et indique sa double volonté de raconter une histoire accessible et d’exhiber les ficelles de la fiction puisque le monde a été « créé ».
Annette devient aussitôt une métaphore du theatrum mundi, rejouant sur les planches d’un théâtre ou sur la scène d’un opéra les enjeux intrinsèques à la condition humaine, sous la forme jumelle de la tragédie antique – prise en charge par l’opéra – et du one man show agressif, duquel sont bannis les tabous. Ann et Henry incarnent d’ailleurs ces deux influences contraires ici mêlées : l’une se définit par sa délicatesse, l’autre par sa bestialité – le singe est son nom de scène et se métamorphose en peluche voire en animal véritable lors d’un songe. Derrière cette caractérisation se cache une caricature savoureuse de l’industrie du spectacle que médiatisent réseaux sociaux et journaux télévisés : qu’Henry se comporte en bête sauvage dans ses spectacles résulte d’une volonté de dénoncer les entreprises de démolition du masculin que l’on accuse de tous les maux, ainsi que d’un renversement des codes de la tragédie antique qui tendait davantage à rendre furieuse la femme (Médée et Phèdre par exemples). Le mari alcoolique, jaloux du succès de son épouse, criminel et prêt à exploiter sa fille pour rester célèbre : voilà le furieux contemporain !
L’intelligence du film tient alors au parallèle qu’il établit entre la vie privée et la vie publique : les prestations artistiques traduisent et annoncent les bouleversements intérieurs des acteurs qui les réalisent, au point que la perfection du jeu découle souvent d’une vérité jouée, spontanée, sincère. Nina Sayers devait se sacrifier sur scène pour « être parfaite » (Black Swan, Darren Aronofsky, 2010), Ann répète sa disparition soir après soir – « We’ll sing and die for you » – pour satisfaire un spectateur qui purge ses passions, engagé corps et âme dans un spectacle de la cruauté. Les chansons servent ainsi d’accélérateur de particules, elles nous emportent, elles nous font chanter et aussitôt prendre place parmi les personnages.
Nous sortons d’Annette retournés, bouleversés, emportés par un déluge d’images et de musiques somptueuses que donnent à vivre une mise en scène sublime et des comédiens en état de grâce. Un chef-d’œuvre, tout simplement.