Considération en faveur du cinéaste Trier

Ce qui me fait sourire avec ce réalisateur, c'est que ses films ne sont pas compris ou s'ils sont acceptés, c'est pour les raisons que cette même incompréhension suscite, sous l'aspect de provocations et autres frasques, tout ça pour être à contre-courant et aussi rebelle qu'un fan d'Indochine.

Postulat : LVT ne veut pas qu'on pense de lui que c'est un grand humaniste, ou du moins un individu et créateur d'individus qui ne sont pas plus différents de vous, de moi. S'il se dit et se pense humaniste, ce sera galvaudé dans la mesure où tous les monstres sociaux peuvent aujourd'hui s'enorgueuillir de cette médaille. Si je dis "humaniste", j'ose laisser à leur sort tous ces moraleux grégaires qui ne veulent pas comprendre Hitler, afin que nous concentrions un peu mieux, en comité plus restreint, sur ce qui me paraît être le caractère le plus plausible et cohérent de l'ensemble de l'oeuvre de Trier (nous aurons ainsi Trier les cons - poum poum). Fin du postulat.

Je vous révèle donc un scoop : L. Von Trier est comme tout le monde. Il n'est pas misanthrope. Il filme des couchers de soleil et c'est joli. Je trouve dommage qu'un tel cinéaste soit mis au pilori sur fond d'incompréhension. Je trouve que, de toute façon, la politique du bouc émissaire, c'est bon pour ces loyaux démocrates qui n'ont de démocrate dans le sang que la guerre qu'ils arment à chaque intervention politico-militaire dans les pays du tiers-monde.

Démonstration.

Et oui, paradoxalement, ses films sont de partiaux contrepoints de ce qu'il laisse paraître. Ce sont, en terme plus pompeux, des apagogies, des raisonnements par l'absurde. Il ne faut pas oublier que c'est la même personne qui a fait Dancer in the dark ou Breaking the waves. Quand je parle de "contrepoints", je veux parler de films comme Les Idiots où ils tournent en ridicule les humains normaux en caricaturant des déficients mentaux (même chose dans Ridget où les trisomiques sont perçus comme des coryphées chérubins) ; dans Melancholia, la planète est peut-être la fin d'un monde... Mais c'est surtout la fin d'un monde de douleur et donc l'espoir merveilleux et opportun que suscite la mort (c'est toute l'histoire d'Ophelia dans ses eaux) ; dans Antichrist, il pousse à son paroxysme l'orgueil d'un thérapeute pour donner au monstre qu'était devenue son épouse une forme bien plus humaine que ce qu'il est lui.

C'est un réalisateur tordu, noué ; il n'est pas franc ou frontal. Je n'ai pas à convaincre quiconque de l'humanité de Trier ; je dis simplement que ce n'est pas aussi simple que ces films laissent paraître. Et le cas de Nymphomaniac ira, je pense, rejoindre le même tableau. Cette psychanalyse improvisée où le regard du patient se déplace dans la pièce, fait des associations cognitives, sera un écho d'Antichrist. Nymphomaniac, où cette pourriture de nymphomane qui se dit mauvaise tout du long, jusqu'à finir par nous convaincre de sa possession, ne sera pas aussi tranchée dans son personnage - non qu'il faille s'attendre à un revirement, à une bonté de sa part (car de ce point de vue, Von Trier ne fait pas de personnages qui changent au gré des expériences, d'où leur côté jusque boutiste) mais il faudra s'attendre à ce que le pseudothérapeute en la personne de Seligman soit lui aussi tenu en échec et de quelle manière.

Un jour, j'ai écrit une phrase qu'il me plaît à ressortir de temps à autre pour exprimer cette pensée que je connais depuis l'enfance, je disais : "J’eus appris trop jeune que les monstres présentaient davantage une face débonnaire que le caractère systématique du bourreau hideux."

En fait, c'est une histoire de décompensation : un homme qui va se mettre en colère est moins imprévisible que celui qui n'a pas dit un mot de la soirée et dont on ne sait rien.

Misanthrope... Trop facile, à mon avis. J'ai commencé par dire qu'il était humaniste.
Un point de vue dangereux et tout aussi incompris par les détracteurs.
Un point de vue qui s'entend si on imagine la force qui faut développer pour déclarer gentiment "comprendre Hitler dans un certain sens" (d'ailleurs il a été condamné pour avoir "compris Hitler" et non pour son ambiguïté qui, comme toutes les ambiguïtés, nécessite le dialogue, le débat... Mais ce débat, on nous l'a volé dès le départ parce qu'il en coûtait la peau du capitalisme).

Un petit aparté s'impose puisque le mensonge est tellement grand. Donc, en ce qui concerne l'apparition du troisième Reich, tout le monde fait la fine bouche pour reconnecter l'histoire. Que faut-il entendre par "reconnecter l'histoire" ? Cela signifie que l'histoire du nazisme allemand - et c'est intéressant de le comprendre aujourd'hui en regard de la multicrise de 2008 - est interdépendante des autres histoires, des autres pays, et que tout a été dans le sens de plus de pression sur un pays germanique à genoux depuis des décennies. Chaque fois qu'on étudie la seconde guerre mondiale, le manichéisme prend le pas et il n'est pas tolérable de concevoir l'histoire du troisième ainsi.

Quand je dis qu'il en coûterait la peau du capitalisme, c'est en faisant des liens économiques et historiques concernant l'Allemagne des années 30 avec les autres capitalismes européens qui, main dans la main, étaient pleinement engagés en Allemagne, même pendant la guerre.

Mais... Va savoir... Pourquoi la propagande historique continue ? Pourquoi "Hitler" est encore le symbole d'un Etat déliquescent ? Y serait-il arrivé seul ? N'avait-il pas de base sociale ? Est-ce vraiment "Mein Kampf" qui a allumé son opportunisme ? Allons donc... Nul besoin d'être historien pour briser ces grossièretés.

Alors, bien que je ne verserai pas une larme pour lui ou pour la population qui l'a soutenu, je crois essentiel de commencer à considérer le contexte d'un capitalisme international pourrissant, devant lequel n'importe quel petit commerçant actuel se serait senti étouffé à l'époque par les dépenses et par le poids du chômage.

Non, Hitler n'est pas "la naissance du mal". Cela aurait pu être n'importe qui. Oui, n'importe qui aurait pu être ce produit d'une époque où croire à nouveau à l'ordre et à la justice était de nouveau possible... mais tout en conservant les acquis capitalistes (faut pas déconner). Par conséquent, "comprendre Hitler", c'est vraiment ce qui peut se produire de mieux pour l'humanité. Il s'agit de sortir du manichéisme, de la désintoxication et de la falsification historique.

Fin de l'aparté.

Il a décidément une trop grande sensibilité, ce Trier. Il filme une Ophelia et se dit romantique.

C'est comme certains gothiques ; ils nous paraissent froids et retirés du monde, certaines pratiques consiste à se scarifier et avoir un regard tout en dérision sur le monde. En fait, à la base, ce sont juste des gens qui s'en sont pris plein la gueule... Et leur sensibilité s'en est prise plein la gueule aussi, tout en restant dans leur propre sensibilité. Mais comme ce ne sont pas tous des Rocky Balboa, ce sont devenus des corbeaux. Il n'y a pas plus humain sur cette planète que les corbeaux : lorsqu'on a vu trop d'injustices et de morts dans son existence, on développe des défenses naturelles, tel que l'humour noir, le cynisme, la provocation jaune, par exemple. Réaction logique, normale.

Oui, voilà, je crois que Trier est un corbeau, comme dans l'histoire E.A. Poe. Quand je regarde un Trier, je ne regarde pas le film en me disant, ah où le bien, ah où est le mal... Non. Je le regarde pour ses individus, des animaux de cabinet de curiosité, des animaux très étranges qui sont devenus ce qu'ils sont parce qu'ils n'ont pas su mourir auparavant.

De même, dans la vie courante, je ne réfléchis pas moi-même en me positionnant sur ce qui est bien ou mal. Quand les choses me paraissent bien, je veux savoir pourquoi c'est bien. Quand c'est mal, pareil. Quand on dit : Hitler, c'est le mal. Je veux savoir pourquoi et qui dit ça, je veux comprendre où, comment, à quelle heure même ! Car pour moi, les biens et les maux sont régis par des forces explicables, autrement nommées intérêts dominants et dominés. Et cette vision antimorale change toute la perspective de ce que l'on aura toujours considéré comme bon ou mauvais pour le monde.
Trier, comme le mysticisme tarkovskien, redonne du contexte, contextualise la morale passée et présente de sorte à lui redonner du sens.

Et donc, pour moi, regarder un Trier, c'est comme vivre une histoire avec des personnages humains - et ne sont pas humains ceux qui veulent le paraître - c'est vivre un conte philosophique avec le truchement d'intérêts qui s'opposent et qui sont à chaque fois soumis dès le départ. Une fois acculés, ces intérêts outrepassent une ligne morale, une ligne qui nous est propre et qui, au fond, n'a pas beaucoup d'importance.

Qui est le bourreau de Dogville ? N'est-ce pas la personne la plus affable, la plus vulnérable ? Manderlay n'est-elle pas une critique du racisme qui a perduré au-delà de l'abolition de l'esclavage ? Même Spielberg et McQueen réunis n'y avaient pas pensé ! - Manderlay qui, je le rappelle, met en scène une bonne âme venue libérer les esclaves mais qui finit par donner ses premiers coups de fouet.
Donc, pour en finir avec celles et ceux qui veulent que ces sorcières doivent brûler en place publique et qu'elles fondent sur elles-mêmes comme des cierges sans fin, si vous étiez de ceux-là au début de cette considération, j'espère avoir fourni un élément capital de la compréhension de mon monstre tant abho... adoré. Si j'ai réussi - non peut-être pas à convaincre, ni à nuancer votre avis mais - à redonner un gain d'intérêt pour cet auteur, veuillez apprécier. Ce serait la moindre des choses que de donner une pièce au vagabond qui vous sert de guide.

***

Si vous souhaitez poursuivre cette vision : http://www.senscritique.com/film/Nymphomaniac_Volume_2/critique/30118411

Créée

le 1 févr. 2014

Modifiée

le 20 févr. 2014

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Andy Capet

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