Återträffen
6.7
Återträffen

Film de Anna Odell (2013)

Film étrange et déroutant, probablement parce qu’il a été réalisé comme une expérience, à la façon des performances et des installations des arts plastiques contemporains, et à la fois parce qu’il tourne autour d’une personnalité dérangée et dérangeante, fascinante et rebutante, levier efficace d’interrogations centrifuges qui brassent de plus en plus large à mesure que le film-expérience avance, sur un mode autofictionnel qui mêle la transparence autobiographique à différentes surfaces de diffractions fictionnelles qui s’emboitent les unes les autres.


Le film commence sur les retrouvailles d’anciens condisciples du secondaire qui se retrouvent après vingt ans, où débarque le personnage d’Anna, indésirable, qui va confronter les uns et les autres au harcèlement dont elle a été victime pendant toute sa scolarité, et dans lequel chacun est plus ou moins impliqué. On entre assez aisément dans le film de genre, devenu presque quelconque, d’un certain cinéma d’art et d’essai scandinave qui détaille, au scalpel, avec une cruauté incisive et sans complaisance, la violence relationnelle de micro-sociétés cohésives et hiérarchisées, à la Vinterberg (depuis Festen jusqu’à Kollektivet). Cependant, malgré le crescendo implacable de la brutalité tortueuse des relations, à mesure que le passé inavouable se mêle au présent qu’il bouscule, quelque chose s’enraye et ne prend pas dans la machine bien connue de ces imbroglios d’affects et de pouvoir. La victime ne suscite pas vraiment l’empathie, et on en vient à soutenir les bourreaux d’hier qui se retrouvent harcelés à leur tour, par ce personnage a priori instable et hystérique qui contraste avec le bon sens voire la bonhommie de ceux qu’elle accuse. Plus grave encore, les motivations de l’ancienne victime intraitable sont indécidables : ni vengeance, ni réparation, ce qu’elle vise en s’en tenant rigoureusement à la confrontation rudimentaire des faits qu’elle a subis avec les acteurs qui les ont commis semble être uniquement de tirer au clair une situation désormais insoluble dans laquelle chacun a joué un rôle précis qui pourtant n’autorise aucune accusation définitive, aucun jugement accessible. Cependant, rien ne permet pour autant de sortir de la situation objective de l’harcèlement passé, qu’Anna détaille avec une détermination infrangible : les rôles de la victime et des bourreaux ou de leurs complices ne sont pas interchangeables.


La deuxième partie, qui fait résolument basculer le film dans l’étrange, donne tout son sens et toute sa portée à l’entreprise, en la complexifiant d’un nouveau tour d’écrou, qui renforce l’impossibilité du jugement, en redoublant l’entrelacs du présent et du passé, de la fiction et du factuel. Anna invite ses anciens camarades à visionner tour à tour le film qu’elle a tourné, « pure fiction », où elle s’est imaginée présente à cette réunion d’anciens qui s’est en réalité déroulée sans elle quelque temps auparavant. Elle seule n’a pas été invitée, et en même temps qu’elle recueille les réactions sur cette fiction-vérité de tous ceux qui ont accepté sa demande, voire de ceux qu’elle force à lui faire face bien qu’ils aient cherché à l’éviter, elle les interpelle également sur l’ostracisme récent dont elle a été victime, en droite ligne de sa persécution passée. On découvre ainsi sans équivoque la dimension fictionnelle en même temps que la lourde part autobiographique de la première partie qu’on vient juste de visionner, cependant que la seconde partie, qui semble relever du documentaire, est à nouveau une mise en scène fictionnelle qui reconstitue les entretiens réels qui lui ont servi de modèle. On est dans un jeu de croisement autofictionnel de haut niveau qui rappelle furieusement le Pardonnez-moi de Maïwenn, jusque dans l’implication de l’actrice-réalisatrice autour de laquelle se noue toute l’épineuse situation, et qui sert de garantie autofictionnelle, en même temps que la fiction élève la problématique personnelle à une exploration des relations humaines dans toute leur complexité au-delà du cas particulier d’Anna Odell. Le ton cependant diffère du tout au tout, et dépend précisément de la personnalité d’Anna autant que de son intention dont l’indétermination assure un désintéressement radical particulièrement troublant. Là où Maïwenn cherchait une forme de réparation, sublimée dans la mise en scène autofictionnelle, Anna Odell dédouble la situation fictive de départ en une fiction de documentaire qui atteint à l’expérimentation. L’art fictionnel est utilisé comme un moyen d’investigation et un dispositif de perception qui génère les conditions de cette exploration, dans une linéarité rudimentaire constituée par la confrontation basique des différents acteurs à la situation de harcèlement à laquelle ils ont contribué.


On est tenté, et certains commentaires critiques ne s’en privent pas, de considérer qu’Anna est effectivement désaxée et dérangeante, qu’elle a largement contribué à la situation de harcèlement qu’elle reproche à ses anciens camarades, qu’elle est enfermée dans sa vision subjective et centrée sur ses problèmes personnels dans un narcissisme pathologique, qu’elle manque de remise en cause dans son jugement sur la situation, qu’elle est incapable de comprendre les motivations censées ou naturelles qu’ont pu avoir les uns ou les autres, et qu’elle utilise abusivement le prétexte d’un projet artistique vague et autotélique pour régler ses comptes avec son passé. L’astuce est que ces jugements sont tous mis en scène par le film lui-même, qu’ils reposent sur l’antipathie relative qu’on éprouve pour la victime devenue accusatrice et sur la sympathie circonstanciée pour les bourreaux devenus accusés, qui n’ont plus rien aujourd’hui de l’adolescent bête ou inconscient qu’ils ont pu être, et que ces sentiments eux-mêmes sont orchestrés par le film et par l’illusion entretenue d’Anna comme personnage, lors même qu’elle n’est pas cantonnée au rôle qu’elle a elle-même configuré dans le film qu’elle met en scène. Comme dans le cas de Maïwenn, ces jugements naïfs sont directement déjoués par la réalisation même du film qui les a générés, en évitant le parti-pris de l’actrice-réalisatrice. Là où Anna Odell va, cependant, un cran plus loin que Maïwenn, à partir de sa situation propre de harcèlement, c’est en mettant en scène deux parties irréconciliables qu’elle confronte radicalement en déjouant toute tentative de synthèse morale conclusive : d’un côté, la situation non négociable de harcèlement et les rôles de victimes et de bourreaux qu’elle implique ; de l’autre, l’indécidabilité d’une culpabilité déterminante pour quelque rôle que ce soit, ou pour plusieurs acteurs combinés, ou pour la situation qui l’a permise. L’une des scènes finales est lumineuse de ce point de vue :


un des anciens camarades qui a le plus assumé son implication plus ou moins involontaire dans ce harcèlement croise l’acteur qui a incarné son personnage dans le film de la première partie qu’il a visionné, et alors même qu’il n’avait pas opposé de résistance aux interpellations de la victime, il remet vivement en cause l’interprétation de cet acteur en le confrontant à sa propre individualité, authentique, vivante, complexe, mystérieuse.


Si la subjectivité assumée du ressenti d’Anna n’enlève rien à l’harcèlement qu’elle a éprouvé, la culpabilité des uns ou des autres dépend néanmoins nécessairement d’une interprétation tierce, accusatrice, qui ne dit pas le tout des motivations ou des comportements des bourreaux. Le camarade qui soulève ainsi une perplexité nouvelle au nom même de la vérité de l’individu n’en est pas moins un autre acteur, dans une situation elle aussi mise en scène par l’actrice-réalisatrice Anna Odell.


La boucle est ainsi bouclée et loin de s’en être tenue à la question du harcèlement dont l’exploration est son ambition déclarée, ou d’en être resté à sa situation personnelle ou à un règlement de comptes, vengeur ou réparateur, avec son propre passé, c’est toute la complexité des relations entre victimes et bourreaux, au sein d’une société cohésive, qu’Anna Odell explore, donnant par exemple, et comme incidemment, un éclairage décisif sur des attitudes criminelles et monstrueuses comme celles des nazis persécutant les Juifs : ce n’est pas, ici, la banalité du mal et l’obéissance à la hiérarchie, ce n’est pas le zèle haineux d’une idéologie bien ancrée et pernicieuse, ce n’est pas le contexte et son oppression spécifique, mais une complexité indécidable qui repose sur l’absence radicale de compassion et l’ignorance du rôle objectif que joue le bourreau par rapport à la victime. C’est la conviction que la victime est une anomalie, et qu’à ce titre elle ne peut prétendre au statut de victime, ce qui permet du même coup au tortionnaire d’être un bourreau qui s’ignore. C’est parce qu’elle reste sur le fil étroit de cette confrontation basique qui s’abstient d’un jugement dicté par l’intérêt personnel, et qui préfère une impasse cartographiée à toute solution séduisante qu’Anna Odell parvient à produire une exploration dont l’inachèvement est un acquis, dans une œuvre parfaitement aboutie, fût-ce sur la ligne plate et frustrante d’un bloc d’injustice relationnelle insoluble. Un tour de force dans son genre qui renouvelle le cinéma en l’utilisant comme pur regard qui ne s’autorise pas un instant à se regarder lui-même, sauf pour mieux voir la réalité qu’il scrute par la lentille redoublée d’un détour sur soi producteur.

alaindupneu
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le 27 janv. 2017

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