On avait quitté Jia Zhangke sur un constat assez terrible, celui d’un pays livré à la sauvagerie capitaliste dans un bain de sang et de stupre. Le récit qui ouvre Au-delà des montagnes laisse supposer un certain apaisement : de retour en 1999, la nation se cache derrière le destin de trois personnages qui forme un triangle amoureux relativement modeste. Partout règne une ambiance plutôt festive, les feux d’artifice se succèdent, ainsi que les danses sur les Pet Shop Boys, ouverture sur la dernière année d’un millénaire, et les promesses d’une aube plutôt reluisante qui fait retentir les sirènes de l'Occident sous le refrain de Go West.
Mais la toile de fond n’en est pas moins omniprésente : c’est une foule compacte d’ouvriers, la mine, les friches urbaines et noires comme le charbon qu’on retire à une terre qui semble exsangue, rappelant de belles séquences du récent Black Coal. Le destin du pays est tracé, entre les deux prétendants de la protagoniste : la classe ouvrière, qu’on ensevelira, et le capitalisme émergent qui s’oubliera sur les cimes.
Sur trois temporalités, 1999, 2014 et 2025, Jia Zhangke radiographie l’avancement du monde, fort de thèmes qui structurent ses dernières œuvres : comme dans A Touch of Sin, on voit se diluer une identité générale dans l’occidentalisation forcée du monde. L’Eden, c’est l’Australie, parler anglais, et changer son nom : s’intégrer, c’est se désintégrer. Le pays du soleil permanent et de la verdure artificielle a en effet tout des dystopies aseptisées, et les technologies de la transparence peinent à masquer le vide existentiel de leurs utilisateurs. Comme dans Still Life, il s’agit d’établir une quête des origines, et de déterminer si l’on fera le chemin de retour. . Le message est complexe : celui qui revient, c’est par échec, rongé par le cancer inhalé dans la mine. Celle qui reste semble déconnectée du monde, incapable de faire autre chose qu’un deuil, celui d’un père ou d’un fils qu’elle laisse partir sur un autre continent.
Le sentiment d’un déclin généralisé assure donc bien une continuité dans la filmographie de Jia Zhangke. Mais il se double ici d’une étrange exploration du registre sentimental, où l’amour et la filiation occupent presque toute l’intrigue avant de voler en éclats au gré d’ellipses assez ravageuses. C’est à la fois efficace et déroutant, et l’on ne peut s’empêcher de penser que le final cut a subi quelques maladresses, notamment sur le sort de l’amant éconduit. La perte des êtres ne se fait plus dans l’ultra violence presque baroque d’A Touch of Sin : un des personnages se plaint ainsi de pouvoir acheter librement des armes en Australie, mais d’y avoir en même temps perdu les ennemis de sa terre natale... La renonciation est presque consentie, et l’on dit, dans un éclat de rire, qu’on est un enfant éprouvette, anticipant les visions futuristes et glaciales d’un Houellebecq.
Mais là où Jia Zhangke se faisait cinglant, là où il assistait, par touches insolites, à la noyade d’un continent entier, il opte ici pour un mélo lyrique qui n’atteint pas toujours son but. Il a beau nous proposer un petit crash inattendu ou des séquences en vidéos en forme d’interludes arty, on a le sentiment que l’occidentalisation n’atteint pas que ses personnages, mais aussi l’écriture elle-même. La démonstration sur les évolutions temporelles ne se fait pas toujours dans la finesse (du téléphone fixe à l’iPhone, puis une tablette translucide, l’insistance pesante sur l’anglicisation) et le changement du format à trois reprises, jusqu’au scope semblerait plus acceptable dans une première œuvre que chez ce cinéaste aguerri.
Jia Zhangke aura eu le mérite de changer d’angle de vue pour traiter de ses obsessions. Si le résultat n’est pas aussi saisissant qu’il put l’être auparavant, il n’en dresse pas moins une cartographie assez pertinente d’une humanité qui, par ses excès, se dissout plus qu’elle ne s’affirme.
(6.5/10)