Entrée en matière


Dans la ruelle d’un village en Arménie, profil gauche, profil droit, un jeune homme, apprenti arpenteur, se fait tirer le portrait par la caméra. Un peu plus tard, au sommet d’une montagne, un polaroid attestera de sa présence sur les lieux. De sa raideur bien gauche en réalité, un rien comique, qui vérifie surtout qu’il n’est encore que silhouette découpée sur un fond, étranger au sublime alentour, exilé dans le pays de ses origines, apprenti encore, et surtout de lui-même. Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins, ce que raconte L’Arpenteur, tout autant qu’Au Voleur, n’est pas une invitation au voyage. Celle-là a déjà commencé d’opérer en quelque manière sur chacun des personnages au moment où Sarah Leonor décide de les suivre. Avédis est fugueur, il a pris le train pour quitter sa famille et la France ; Bruno, maigre trafiquant, vit en marge dans sa tanière, fils d’une mère et d’un père inventés ; et Isabelle prend Rainer-Maria Rilke à la lettre. L’appel qui travers qui traverse les deux films, et qui tire sûrement ses personnages vers leurs destins est plus exigeant : c’est une convocation à entrer en matière.


Dans ces deux récits d’éblouissements au ralenti, bien plus que d’initiation ou de formation, tant le volte-face s’impose du dehors, il s’agit, ici comme là, de passer d’un emploi, d’une fonction (voleur, professeure d’allemand, jeune abruti désœuvré, policier peut-être même) à une autre expérience. Laisser derrière soi la discipline du travail d’arpenteur à peine découvert, car il y va bien vite de mesures, de distances, de mise en péril de l’existant. Tracés, plans, polaroïd, tout cela n’est encore que fabrique d’images, glacées et trop séparées des êtres et des choses. Tourner le dos aussi, pour Bruno, à une autre routine, celle, sans charme, des larcins, puisqu’elle ne consiste jamais qu’à une mécanique sommaire : passer d’une porte à une autre, franchir un portail pour en verrouiller un autre, faire transiter des clefs d’une poche vers une autre, issues toutes semblables dans ce tourniquet où sortir et entrer renvoient pareillement au seul seuil de la prison. « Tu es parti comme un voleur », dit Isabelle à Bruno qui entre par la fenêtre pour réponse : l’amour est certes un début, en beauté, mais impuissant à se bénir lui-même. Quitter la cage qu’évoquent en chœur le poème de Rilke et le travelling au ras des pieds, filmé comme en un zoo, du début d’Au Voleur, voilà le programme.


Programme ? Dirait-on cela d’un tableau et de ses variations chromatiques ? Du passage, par exemple, si tranché, du bleu au vert qui conduit clairement le secret de toute l’histoire d’Au Voleur ? Non, pas un programme, un changement de disque plutôt, une modification d’intensités. Pas un contraste, une coupure : une entrée, disions-nous, en matière. Bleu de l’idéal abstrait, où, pour son malheur, et raison pour laquelle il lui faut trouver son revers, se mélangent tant d’espérances : tel pan de mur devant lequel Bruno écoute son père adopté raconter sa défaite, telle peinture écaillée de portail métallique traversé jusqu’à la faillite, l’eau d’un dessin où se détache le rouge trop vif d’un poisson imaginaire, l’azur de la veste et des chemises du personnage joué par le grand Nolot, identique à celles des gendarmes de la loi. Le vert, lui, se recharge sans cesse de toutes ces nuances, jusqu’à s’épaissir aux allures multiples d’une Alsace tournée jungle exotique : verts de l’eau, verts des herbes, vert des arbres, etc. Et s’épaissit tant qu’il ne figure jamais, paradoxe, un dehors, mais s’affermit, très concret, en une autre demeure. C’est le sculpteur à l’ouvrage à façonner peut-être dans un caillou le visage de l’arrivant qui conclut L’Arpenteur. C’est la barque, îlot fixe qui dérive en chansons sous l’ombre des branches, c’est, surtout, le bunker, masse de ténèbres protectrices étouffantes, qui inventent l’asile étroit des amants d’Au Voleur.


« Tu veux qu’on aille prendre l’air ? » demande Bruno au beau milieu de cette maison à ciel ouvert. C’est qu’il leur faut encore changer de couleur, et, après le bleu, après le vert, assumer le noir et le rouge, leur nuit, leur enfer. C’est qu’il faut encore, après les exercices de survie tirés des films noirs ou des westerns, et jusque dans leurs morceaux farcesques (si belle scène où Isabelle surmonte la peur par la peur, et, après avoir dérobé une couverture protectrice, chipe, récompense, des poissons séchés en extra), - c’est qu’il faut s’aventurer plus avant dans la métamorphose, et prendre corps. Trait ici pourtant décisif, et déceptif pour les désireux de scénario de salut, l’incarnation a déjà eu lieu. Pas de credo naïf dans la « nature » ou dans son retour refoulé : Sarah Leonor ne paie sa dette ni à Rousseau, ni à l’idéologie puritaine du gore. Observez le pas lourd de Guillaume Depardieu, magnifique d’être toujours également planté aux aguets dans le décor, voyez la nudité gracile de Florence Loiret Caille, à la gravité éternellement joueuse : il ne sont en attente d’aucune rédemption, ils sont déjà au paradis, chacun de leurs gestes habite la terre, et se révèle à peine plus clairs à l’eau d’une rivière. Alors ? Alors il leur faut simplement désormais croiser les couleurs, et déplacer les courants, envoyer glisser les poids morts, faire d’un blessé un oiseau chanteur, et d’une innocent une fuyarde riante, du benêt de L’Arpenteur un vieux sage qui parle générations, pierre parmi les pierres, accepter un chien à collier d’être le fidèle d’un nouveau maître, savoir que la ville, ses fêtes, ses usines, ses trains, ses automobiles, n’est pas l’ailleurs à jamais déserté, mais juste l’autre bout du canal. C’est sans doute le sens du bien beau travelling dans la forêt, écho affolé et inversé du premier, où Isabelle fait l’animal, ou l’Indienne mimant sa proie, pour surprendre son amant avant qu’ils ne croisent la tête funeste d’un cheval mort. Il s’agit d’un jeu, et de sa cadence rythmée, il s’agit dans le titre de bifurquer du « Au » du propriétaire, y compris d’un voleur, y compris de soi-même, à l’ « Ô » de l’ode rimbaldienne, célébrant, en mode mineur, le détour essentiel, celui d’une dépossession générale. Telle danse ne mène pas à l’au-delà, pas aussi loin du zoo qu’escompté, mais elle n’aura pas arpenté en vain.


C’est pourquoi, si Au Voleur fait ostensiblement et gracieusement signe vers quelques classiques américains, Les Amants de la Nuit, La Nuit du Chasseur, High Sierra, cet hommage sonne avant tout comme leur relecture au microscope, sélective, éminemment matérialiste. Retenant de ceux-là moins la chronique d’une virée tragique, ou le récit fataliste d’une idylle impossible, que, comme la voix de Woodie Guthrie l’ânonne superbement dans son hymne à la tautologie panthéiste, la succession d’évènements déliés, édens provisoires où nul ne réside, et d’où personne ne peut donc être expulsé. C’est peut-être cela le sens d’entrer en matière : déblayer le terrain de l’idéal, savoir changer les couleurs de son drapeau, se jeter soi-même par-dessus bord, pour accéder enfin à son propre poids, couché (Bruno), assis (Avédis), debout (Isabelle), et souriants, disposés à voir venir.


« Qu’est-ce que le dedans ?

Sinon un ciel plus intense

traversé d’oiseaux et profond

de tous les vents du retour »

(Rilke).

JosBernard
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le 4 août 2024

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