Si, si, Ozu, aussi bizarre que cela paraisse…
Un veuf, depuis plusieurs années, dont le fils est désormais élevé, encouragé par ce dernier, décide de se remarier. Non sans hésiter. A cette fin, il est aidé, conseillé par un ami très proche, un confident. A ce moment, on croirait lire le synopsis du Goût du saké.
Et tout cela se passe dans la plus policée des atmosphères, des tranches réalistes et conventionnelles d’une vie ordinaire, des conversations à un rythme très « posé ». Lent.
C’est avec « l’audition », suggérée par le fameux confident, lui-même metteur en scène, que la modernité s’installe et que l’héritage d’Ozu va être, pour le moins, bousculé. Le terme même d’audition est assez ambigu. Il s’agit en réalité d’un casting, ou d’un pseudo casting (car les postulantes ne sauront jamais que le film projeté est un leurre), qui dissimule en fait un speed dating, une espèce de marché dans lequel l’homme pourra faire son choix. Cette audition, proposée dans une grande salle blanche (première modification sensible dans l’esthétique du film) peut d’ailleurs sembler assez contestable, tant à travers les questions posées par les deux hommes (mais je suis sûr qu’elles ne sont pas si éloignées de nombreux castings actuels) que par les réponses (et parfois les initiatives) des prétendantes. Ozu s’éloigne.
Avec l’audition, le film bascule pour la première fois et sans que l’on s’en rende immédiatement compte. La tonalité reste très semblable, très policée, conforme à la tradition entre l’homme (qui avait d’ailleurs été passablement gêné par la procédure) et la jeune femme - toute en réserve, en douceur, en fragilité.
La caractéristique essentielle de « l’Audition », selon la plupart des critiques, réside dans une rupture de ton sidérante, intervenant dans la dernière demi-heure du film. On passe alors de la comédie de mœurs mâtinée de romance à l’horreur pure, atroce – et d’autant plus forte qu’elle apparaît encore davantage dans le hors champ, dans les mots, les sourires, les gestes cliniques ou les petits bruits que dans la présentation directe et gore de l’action.
Ce point de vue me semble très inexact. Toute la mise en place de ‘action, au terme d’un prologue assez bref (qui s’achève précisément avec l’audition) ne vise qu’à distiller l’inquiétude, de façon à peine perceptible d’abord, mais constante, à différer, à multiplier les éléments décalés – les réserves de l’ami, sa gêne, face à la jeune femme, l’impossibilité de la connaître vraiment, de l’approcher dans son environnement, tous ses petits mensonges, jusqu’à son propre personnage, sa trop grande réserve, sa trop extrême politesse. Et jusqu’à sa propre image en contrejour dans son intérieur (dont on ne verra jamais autre chose) : elle-même accroupie, prostrée, les cheveux recouvrant presque entièrement son visage, un téléphone posé sur le sol, et un ballot, un gros sac posé sur le sol, contenant une forme impossible à déterminer et qui soudainement se met à gigoter, presque à sauter à la figure du spectateur. Premier choc.
En réalité, tout repose sur une mise en scène extrêmement élaborée et assez magistrale.
Dans la construction du récit, tout d’abord, en trois temps,
• Le prologue, déjà évoqué, avec des fragments ordinaires, d’une vie ordinaire et solitaire,
• La rencontre entre lui et elle, sous le signe de la romance sentimentale, traditionnelle en apparence, mais avec des absences, des discordances, d’abord légères, puis plus troubles,
• L’explosion finale, et l’horreur absolue.
Mieux, deux « intermèdes » essentiels, encadrant la seconde partie, elle-même essentielle, soulignent les passages (presque des portes, plus ou moins dérobées) entre ces mouvements successifs :
• L’audition, évidemment, qui sort le spectateur de la comédie de mœurs,
• L’enchaînement désordonné et hors contrôle avant le final glaçant, avec ces images folles, renvoyant au passé, ou au présent, au rêve ou à la réalité, au cauchemar ou aux craintes, aux fantasmes …
Et le second mouvement est lui-même construit entre les trois scènes de restaurant entre lui et elle ; et l’évolution entre ces trois scènes est absolument remarquable :
- Une première rencontre, très brève, plaisante, sous le signe d’une sentimentalité policée, sans autres effets,
- Un second rendez-vous partant sur les mêmes bases, charme et réserve (mais aussi premières contradictions et premiers trous, anodins ou pas, dans le discours), avec une évolution très étonnante ; dans un premier temps, après des gros plans de transition, une plongée sur la salle totalement vide derrière eux, alors qu’elle était presque comble quelques instants avant, puis après, une seconde plongée, encore plus marquée, vertigineuse avec à présent, pour la première fois l’irruption de la couleur rouge envahissant l’image …
- Enfin, l’ultime repas, proposée en montage alterné avec les images fantasmatiques de l’ultime intermède, aux confins de la frontière entre folie et réalité, avec l’invasion progressive et irréversible du rouge qui finit par tout recouvrir.
La mise en scène est à l’avenant.
D’abord, dans le traitement étonnant et déjà évoqué de la couleur : tout le premier mouvement baigne dans une lumière bleutée, que l’on retrouvera tout au long du film (du moins pour ses deux premières parties). La seule tache, sinon discordante du moins très forte, est apportée par le blanc (trop) virginal de la robe. Puis le rouge fait son apparition, finit par s’installer, dans les scènes de restaurant, on l’a vu, mais de façon encore plus prégnante à chaque fois qu’il pénètre, clandestinement dans son espace à elle – une école de musique désaffectée, un bar fermé, jusqu’à la confusion chromatique la plus totale (l’affrontement entre le bleu désormais très sombre et le rouge) lors de la séquence fantasmée (ou non).
Il faut aller encore plus loin : la première partie est filmée, si l’on peut dire, de façon « ordinaire », presque sans souci esthétique, des tranches de vie traditionnelles traitées en mode documentaire. Avec l’apparition de la femme, vont se multiplier les plans les plus travaillés et les images les plus remarquables - entre autres : une pièce partagée en deux par un rideau d’un bleu très sombre, une plongée avec travelling sur un grand boulevard où les minuscules silhouettes des deux personnages n’apparaissent pas immédiatement, la rencontre entre les deux hommes avec les balles de golf en avant-plan, la découverte en caméra subjective de la femme, dans l’entrebâillement d’une porte, blanche et hiératique, de dos, face à la mer, puis son sourire …
C’est bien la mise en scène, en accord parfait avec l’évolution du récit, qui porte, et très tôt, le drame à naître.
Il me semble par contre assez vain de s’interroger sur la portée sociale du film – que l’on pourra, selon le regard porté, trouver soit très misogyne soit très féministe. En fait il s’inscrit sans doute dans une tradition renouvelée du cinéma japonais, désormais très installée (depuis l’Empire des sens pour le spectateur français, et sans doute bien avant), qui voit la passion sexuelle déboucher dans l’horreur la plus brutale. Dans ce cadre, le film s’intéresse sans doute moins au rapport entre homme et femme qu’au jeu entre l’auteur et le spectateur – un jeu cruel et très prenant fondé sur le retardement, la dissimulation, le masque jusqu’à l’électrochoc final. Et si les postulats retenus peuvent effectivement renvoyer à ceux retenus par Ozu, chez qui le drame à venir (c’est flagrant dans le Goût du saké, son film testament) est toujours appréhendé de la façon la plus retenue et la plus policée, la transformation, totale, tient évidemment dans l’apparition de l’horreur absolue et sanglante en invitée d’honneur.
Absolue, sanglante et policée.