De l’intérêt de continuer, envers et contre tout, à acheter de la culture physique en 2020 : la superbe édition restaurée par Lobster de L’Argent de Marcel L’Herbier contient, entre autres bonus, une version elle aussi restaurée d’un documentaire comme on en trouve tant d’autres : un reportage sur le tournage du film, réalisé par Jean Dréville, alors âgé de 22 ans et qu’on laisse trainer sur le plateau avec carte blanche quant à ses prises de vues.
Sauf que nous sommes en 1928, et que nous avons donc là l’un des premiers making-of de l’histoire du cinéma. En 1971, soit plus de quarante ans après, Dréville reprend les prises de vues et les commente en voix off. En résulte ce document d’exception sur un film déjà hors-norme à l’époque, de par son ambition, la taille de ses décors, le nombre de ses figurants et les différentes techniques de prises de vues.
L’avantage d’un commentaire aussi décalé dans le temps est inestimable : Dréville, très pédagogue et lui-même pris d’une certaine nostalgie, explique les prises de vues de l’époque du muet (révélant une anecdote assez savoureuse : certains comédiens disaient effectivement leur texte lors du tournage, d’autres s’amusaient à débiter des insanités qui amusèrent ou choquèrent certains spectateurs sourds-muets, et donc habitués à lire sur les lèvres…), les prises de vues à trois caméras simultanées ou la première technique de surimpression, visant à rembobiner la pellicule pour refilmer directement par-dessus. Cinéaste en herbe, il applique lui-même ce langage naissant à son propre documentaire, jouant sur le montage, les cadrages et les fondus enchainés, pour un résultat à la fois expérimental, enthousiaste et poétique.
C’est aussi, évidemment, un témoignage fantastique sur les conditions de tournage de L’Argent. On y voit L’Herbier diriger ses comédiens, (sans qu’on puisse entendre ce qui se dit, ajoutant au mystère de leurs conciliabules, même si la gestuelle et les indications sont d’une rare précision), la construction des décors ou le dispositif impressionnant des éclairages sur les plateaux de studio. A cette époque, tout s’invente et se construit : la manière dont la caméra est déplacée est ainsi dévoilée : accrochée à des filins, déplacée sur des câbles et stabilisées par des balanciers, sur des chariots à roulette avec des techniciens qui déplacent au fur et à mesure les meubles parmi lesquels on slalome, Dréville dévoile une usine en perpétuelle ébullition qui ne connait ni la grue, ni le steadycam, et bricole avec une inventivité fiévreuse.
Témoignage qui prouve une nouvelle fois, si besoin était, de l’extraordinaire modernité du cinéma des temps premiers, et qui vit alors sans le savoir un petit crépuscule ; l’arrivée du parlant et la crise de 29 changeront la donne sur l’esthétique attendue par les producteurs, les risques à prendre dans l’expérimentation ou les dépassements de budget. Et l’innovation technologique, aussi grandiose soit-elle, sonnera aussi le glas d’un certain artisanat dont on prend ici la pleine mesure.