En 2009, James Cameron dépassait de nouveau les records et faisait évoluer l’industrie cinématographique dans le total numérique. En effet, toutes les salles de cinéma sont passées au projecteur numérique afin de bénéficier de la technologie 3D du film et par conséquent de la performance capture qui est passée dans une nouvelle dimension avec Avatar. Ce basculement dans l’Histoire du cinéma se lie avec le propos de l’œuvre, celui de la passation entre le monde réel et un monde évacué de toute matérialité propre à notre existence pour déployer une expérience totale d’une vie numérique. Avatar est comme un film de la première fois et de (ré)apprentissage, le héros réapprend à marcher (puisque son corps humain est paralysé), à courir, à goûter, à ressentir, à toucher ou à regarder. Il meurt symboliquement pour revivre (on peut même parler de réincarnation), c’est par le truchement du corps mort de son frère jumeau qu’il participe au projet Avatar et devient un alien. Cette nouvelle identité numérique est comme une seconde chance pour pouvoir ressentir les choses profondément, car semblablement au corps humain à moitié mort de Jake Sully, la Terre est devenue dévitalisée et sa substance rejoint l’image commune d’une dystopie futuriste, contrairement à Pandora qui est l’image antithétique de la Terre.
Cameron veut alors confronter deux régimes d’images difficiles à concilier : les images en prise de vues réelles qui se vident et s’épuisent contre les images numériques, abondamment énergiques et revigorantes. Et en effet, l’auteur produit un monde organique et d’une magnifique fluidité, mais aussi d’une intense beauté avec toutes ces textures bioluminescentes et sa jungle très luxuriante dans sa végétation et ses couleurs. L’environnement réagit en la présence des personnages, il est en permanence connecté avec son souffle et ses mouvements. Ainsi, la nature ne fait plus qu’un avec le corps félin et léger des Na’vis, donnant également cette impression que toutes les formes de la faune et de la flore deviennent ludiques, interactives et poreuses. Le travail immense de la profondeur de champ, des échelles et des reliefs procure la sensation et l’envie d’explorer et de découvrir l’écosystème, la culture, le bestiaire et les infinies potentialités de Pandora. Par sa mise en scène, l’auteur fait ressentir toute la démesure des espaces et des décors, j’en veux pour preuve les imposantes contre-plongées sur l’Arbre-Maison. Elle procure également des sensations fortes et des vertiges prodigieux, comme lorsque le héros dompte un banshee dans les montagnes flottantes. Toute cette séquence est un pur enchantement aux envolées miyazakienne qui définit l’impulsion vitale se logeant dans la substantifique moelle de l’œuvre. C’est pourquoi Cameron sait admirablement tirer parti de sa réalisation pour relever toute la délirante verticalité et la puissance aérienne de son univers.
Il y a une forme de sublime candeur dans cette envie d’en savoir plus, à l’instar du protagoniste qui se précipite vers sa machine (il en oublie de se nourrir et de laver son corps humain) pour passer de l’autre côté et ne plus rester immobilisé dans un monde humain ayant perdu de sa saveur. Un peu comme lorsqu’on s’empresse de jouer à un jeu vidéo (on pense surtout à un RPG dans ce cas) pour se plonger dedans et fouiller tous les recoins de celui-ci. Cette candeur peut se trouver dans le récit souvent taxé de convenu et naïf, par rapport à son message écologique trop bref et ses tropismes d’un Nouveau Monde à l’idéal romantique où colons et autochtones se heurtent. Mais l’objectif du réalisateur est d’utiliser le numérique pour s’attacher à des mythes fondateurs et originels qui ont construit nos mythologies et nos civilisations, quitte à aller vers les stéréotypes et les caricatures, afin de pénétrer l’essentiel et l’essence de son propos. Le numérique sert donc à présenter une utopie extraterrestre, tandis que l’image réelle montre une humanité irresponsable et inconsciente. Avatar est en ce cas une sorte de western décolonial, une fresque épique et une épopée de science-fiction exotique qui nous engage progressivement dans un rêve où la matière n’est plus un poids, ni une contrainte. Cela a toujours été le but de Cameron à mesure des innovations technologiques qu’il a apportées au cinéma, s’extraire d’une identité physique et réelle pour se diriger vers un monde où le corps n’est plus limité.
Au final, Avatar est aussi l’odyssée du spectateur et une invitation à passer dans une autre dimension pour se libérer de notre emprise corporelle. Le « I see you » est autant celui entre Jake et Neytiri que celui entre le public et l’objet filmique, car comme Jake, notre psyché humaine passe à celui de la psyché Na’Vi, notre état de conscience est transformé face à une expérience sensitive et sensorielle où l’émerveillement prime. L’œuvre est donc la cohabitation, la dualité et le passage entre deux états : du physique à la métaphysique, de la matière à l’immatérielle, du réel au numérique et en fin de compte de la mort à la vie.