Babel: lettre à mes amis restés en Belgique par FrankyFockers
Babel est une oeuvre pilier dans le genre du cinéma à la première personne. Par sa durée, 6 heures 30, par le fait qu'elle n'est pas encore achevée et que le cinéaste la considère comme un premier chapitre (mais y en aura-t-il un second un jour ?), mais pas seulement. Réalisé entre 1983 et 1991, Babel est un film en forme de journal intime qui raconte la vie, simple et pas très intéressante, de son auteur. Lorsque le film s'ouvre, celui-ci à comme projet de réaliser un film sur la tour de Babel. Face à l'ampleur de la tâche, il abandonne de suite. Lui qui n'a pratiquement jamais voyagé, décide alors d'entreprendre un long voyage au Mexique sur la trace des indiens Tarahumaras, 50 ans après Antonin Artaud, dont il est membre actif du Fan Club bruxellois. Les préparatifs de ce voyage (qui semble pourtant très simple aujourd'hui) occupent les premières 2h30 du film. On le voit acheter des livres, rencontrer des gens qui ont déjà fait ce voyage, acquérir le maximum de documentation, et surtout visiter ses amis. Lehman a peur de ne pas revenir, et il visite ses amis comme s'il les voyait pour la dernière fois. Dès cette première partie, l'auteur se montre sans pudeur, tel qu'il est, un sorte de timide égocentrique. Homme petit, courbé, pas très beau, il ne cache rien de son corps, de ses pieds qui le font souffrir, et montre même l'intérieur de lui, lors d'une visite chez un médecin ou un dentiste. Il pratique l'autobiographie jusqu'au bout, sans pudeur aucune, mais en même temps sans désir de provoquer non plus. Le voyage au Mexique à finalement lieu, mais nous n'en voyons rien. D'un coup, Lehman est revenu alors que nous ne l'avons même pas vu partir. Il a ramené des dizaines de cadeaux qu'il offre à ses amis, a fait des centaines de photos, et puis, bien sûr, il a filmé. Car sans images du Mexique, son projet de film, qui s'appelle toujours "Babel", suivi de "Lettre à mes amis restés en Belgique", perdrait tout son équilibre. Même si nous ne voyons jamais le Mexique, ce voyage est la clé de voute de tout le projet. Enfin, nous en voyons quelques images de rush tout de même, mais à peine trois minutes. Puis, plus le film avance, plus Lehman s'enfonce dans l'aigreur et la tristesse. Il vieillit, il n'arrive pas à boucler son film (plus de huit ans s'écoulent entre le début et la fin du tournage) et surtout, ses amis commencent à le délaisser, à ne plus le voir, ils en ont marre d'être sans cesse filmés, et que Boris reflète une image d'eux qui n'est pas forcément celle qu'ils aimeraient montrer. Ils préfèrent voir leur ami sans sa caméra, ce qui n'arrive plus. Lehman se retrouve donc seul, et triste. Mais il va tout de même aller au bout de son film, dans une dernière partie qui se concentre enfin sur Bruxelles (et Waterloo), ville omniprésente mais qu'il filme relativement peu avant cette dernière partie. Bruxelles remplace donc Mexico qui remplaçait déjà Babel. Aller au bout du monde pour se rendre compte que sa vraie place est ici, chez soi.
Ce long essai cinématographique n'est pas sans défaut. La plupart du temps tourné avec trois bouts de ficelle, il peut même paraître désuet. Mais c'est sa longueur et la persévérance de son auteur qui le transforme en objet unique et plein de valeur. Plus un film est long (lorsqu'il est réussi) plus sa durée finit par disparaître, créant une nouvelle temporalité qui n'a plus rien à voir avec le temps. Ici c'est le cas, et c'est la preuve que le film est réussi. On parvient à vraiment pénétrer dans l'intimité de l'auteur, feuilletant son journal intime, l'accompagnant durant sa vie. Au final, on est presque surpris que le film s'achève (logiquement on attend que le film prenne fin en même temps que la vie de l'auteur puisque le parallélisme est vraiment établi). Lehman est depuis un cinéaste célébré (même si toujours méconnu), Beaubourg lui a rendu en grand hommage en projetant il y a quelques années une rétrospective de son œuvre, etc. Je découvrais ici son cinéma, avec ce qui est sans doute son œuvre maitresse. C'est un cinéma singulier, d'une grande honnêteté avec une forte personnalité, même si celle-ci n'est pas non plus revendiquée. Le cinéma de Lehman est quelque part entre ceux de Joseph Morder et de Jonas Mekas, soit la retranscription d'une vie d'homme à l'écran.